La parole d'un arabe
J’ai assistĂ© Ă une audience de correctionnelle (enfin, son Ă©quivalent allemand). Voici l’histoire, telle qu’elle s’est dĂ©roulĂ©e.
Il s’appelle Mohammed, mais il se fait appeler Johnny.1 Sur sa chaise, il Ă©coute le procureur lire l’acte d’accusation. Coups et blessures, injures et tentative d’extorsion commises contre une femme, Sabine, dans un bar, une nuit de 2016.
Le juge lui demande ce qu’il s’est passĂ©, cette nuit lĂ .
‒ Rien du tout! Je n’ai rien fait! Elle a tout inventĂ©!
‒ Pourquoi aurait-elle inventé toute cette histoire?
Mohammed dit qu’il ne comprend pas la question. Avant de dire qu’il n’en sait rien. Si il avait prĂ©parĂ© une meilleure rĂ©ponse Ă cette question, l’issue du procès aurait Ă©tĂ© toute diffĂ©rente. Mais son avocate ne l’a visiblement pas prĂ©parĂ©.
Mohammed est nĂ© Ă Beyrouth, au Liban. Père palestinien, mère libanaise, pas de nationalitĂ©. Il est peintre en carrosserie, mais n’a pas de permis de travail. “Avec Sabine, on se connaĂ®t depuis quinze ans, on Ă©tait super amis,” explique-t-il. “On Ă©tait très proches il y a quelques annĂ©es, quand elle travaillait dans ce club de la RosenthalerstraĂźe. Maintenant qu’elle bosse pour Lufthansa, on ne se voit plus. Ce soir lĂ , je l’ai retrouvĂ© dans un bar. Elle Ă©tait dĂ©jĂ saoule, moi pas. J’ai jouĂ© aux machines Ă sous et j’ai commandĂ© Ă boire, c’est tout!”
‒ Vous aviez des relations sexuelles? demande le juge.
‒ Non.
‒ Et comment se serait terminĂ©e la soirĂ©e si elle n’avait pas dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©e?
Mohammed ne répond pas.
Le juge fait entrer Sabine. Elle est grande, 1m80 avec ses talons, dans un tailleur gris. Elle ressemble Ă une stewardess de chez Lufthansa et ça tombe bien car c’en est une. Il lui demande de raconter la soirĂ©e.
“J’ai connu Mohammed quand je travaillais dans un bar, sur la RosenthalerstraĂźe. Je ne l’avais pas vu depuis 2013 mais ce soir lĂ , je le croise par hasard.” Elle sanglote en parlant, se reprend. “Comme je ne voulais pas ĂŞtre toute seule, j’ai acceptĂ© d’aller boire un verre avec lui. Je lui ai prĂŞtĂ© cent euros pour qu’il joue aux machines Ă sous et j’ai payĂ© toutes ses consommations. Au bout d’un moment, j’en ai eu marre. J’ai voulu me lever pour partir, mais il m’a attrapĂ© par le T-shirt. Il m’a alors donnĂ© deux choix: Soit j’allais retirer cent euros de plus au distributeur automatique pour qu’il continue Ă jouer, soit on allait chez moi continuer la soirĂ©e. Quand j’ai dit qu’il n’en Ă©tait pas question, il a commencĂ© Ă m’insulter, puis il m’a mis deux gifles. Je suis parti aux toilettes dans l’espoir qu’il se calme. Au bout d’un moment, il est venu dans les toilettes des femmes, a frappĂ© sur la porte.” LĂ , elle s’effondre, en pleurs. Elle doit s’arrĂŞter plusieurs secondes. Elle se mouche, puis reprend. “Il a ouvert la porte de la cabine des toilettes avec une pièce de monnaie, alors que j’Ă©tais en train de changer mon tampon. Il m’a prise, m’a frappĂ© alors que j’essayais de me rhabiller. J’en ai gardĂ© une cicatrice sur la hanche et une marque sur la pommette gauche. J’ai criĂ©, mais mon corps ne fonctionnait plus. Je me suis retrouvĂ© au bar, accrochĂ©e au comptoir, je ne sais plus comment. Quelqu’un a appelĂ© une femme qui m’a ramenĂ© chez moi. Deux heures plus tard, il est venu devant mes fenĂŞtres et il a continuĂ© Ă m’insulter.”
‒ Quand vous êtes vous connu? demande le juge.
‒ Vers 2007, ou 2008.
‒ Ça fait dix ans, pas quinze, calcule le juge, perspicace. Et combien de fois vous êtes-vous vus?
‒ Johnny Ă©tait juste un habituĂ© du club. On se voyait quand je finissais mon service. On allait petit-dĂ©jeuner ensemble avec des collègues. Johnny faisait parti du groupe, mais nous n’Ă©tions pas du tout proches. Il est venu chez moi, c’est vrai, mais seulement en groupe, avec les autres. C’est pour cette raison qu’il connaissait mon adresse. Quand on travaille dans la gastronomie, on a plein de relations, mais elles sont très superficielles, c’est normal.
L’avocate de Mohammed, une petite blonde peroxydĂ©e de 60 ans, se hasarde Ă une question.
‒ Le certificat mĂ©dical parle de brĂ»lures. Pourtant, il devrait s’agir d’hĂ©matomes, non?
‒ Les hématomes sont des brûlures, répond la témoin.
L’avocate s’arrĂŞte lĂ , mĂŞme si les hĂ©matomes ne sont pas des brĂ»lures (j’ai vĂ©rifiĂ© sur WikipĂ©dia).2
On passe aux plaidoiries. Le procureur, qui jusque lĂ tapotait sur son ordinateur en ayant l’air de s’ennuyer Ă mort, se lève. Il Ă l’Ă©loquence d’un Ă©lève de troisième qui fait un exposĂ©. Après avoir racontĂ© toute l’histoire du point de vue de la tĂ©moin, il passe aux rĂ©quisitions. “Voyez-vous… euh… j’ai vu beaucoup de tĂ©moins, mais … euh … jamais j’en ai vu qui Ă©taient si impliquĂ©s Ă©motionnellement. Je n’ai pas eu vraiment le temps de creuser le dossier, mais rien ne parle en la faveur de l’accusĂ©. Il a dĂ©jĂ Ă©tĂ© condamnĂ© dans une affaire de drogues, il n’a pas de permis de travail, on ne sait pas trop si il a vraiment le droit de rĂ©sider en Allemagne. En plus, il est actif dans le monde de la nuit. Du coup, pour les coups et blessures, pour la tentative d’extorsion et les insultes, je vais demander le maximum, un an et demi fermes tout compris.”
Au tour de l’avocate. Elle non plus n’y met pas du sien. Elle est debout parce que c’est obligatoire, les deux mains appuyĂ©es sur la table devant elle, mais on sent qu’elle ne pense qu’Ă se rasseoir. Elle commence par rappeler que dans toute cette histoire, il n’y a pas de preuves. La tĂ©moin a simplement deux photos d’elles prises après les faits, qu’elle a donnĂ©es Ă la police. Mais bon, il ne fait aucun doute que des coups ont Ă©tĂ© donnĂ©es. En revanche, pour la tentative d’extorsion, elle est sceptique. Mais elle se rassoit.
Le juge demande Ă l’accusĂ© s’il a quelque chose Ă ajouter. Il commence, puis regarde son avocate qui lui fait signe de laisser tomber. “Non, rien,” finit-il par lâcher en regardant ses pieds.
“On va dĂ©libĂ©rer, on va essayer de ne pas prendre plus d’un quart d’heure,” indique le juge. Le public sort de la salle.
Dix minutes plus tard, on reprend. Le juge annonce la sentence: Dix-huit mois fermes. La totale. OK on n’a pas de preuves et c’est juridiquement dĂ©licat, mais il a notĂ© le dĂ©tail qui tue. Quand elle a portĂ© plainte, Sabine a juste donnĂ© aux policiers un surnom (Johnny), un prĂ©nom (Mohammed) et un numĂ©ro de tĂ©lĂ©phone. Elle ne pouvait pas ĂŞtre certaine que les flics allaient le retrouver. Si elle voulait lui faire porter le chapeau, elle aurait balancĂ© quelqu’un dont elle connaissait le nom complet. Et vu le reste du dossier, le juge estime qu’on n’a pas grand chose Ă attendre de Mohammed. Ça sera la prison. “Et Joyeuses Pâques” ajoute-t-il sans rigoler.
Sauf que… quelques dĂ©tails clochent. Mohammed, avec sa calvitie et son gros pif, ne pouvait pas ĂŞtre un habituĂ© du club entre 2008 et 2013. D’abord parce que les clubs berlinois sont notoirement racistes et n’aiment pas trop faire entrer les arabes et les noirs. Ensuite, parce que Mohammed vit du Harz IV, le minima social allemand. Avec 391 euros par mois, il n’aurait pas pu traĂ®ner dans ce club plus d’une fois par an - et encore, en Ă©conomisant. Mohammed, c’Ă©tait forcĂ©ment le videur du club, ou un vendeur de drogue Ă l’intĂ©rieur. Mais il ne pouvait pas le dire, vu qu’il n’a pas de permis de travail. Sabine, il a effectivement du la voir de nombreuses fois, mais c’Ă©tait une relation de travail.
Dans la salle, avec moi et deux vieux monsieurs journalistes, il y avait un gros bonhomme. Une gueule de garçon boucher avec sur le dos un manteau militaire dĂ©gueulasse sur lequel il avait cousu un badge Hello Kitty in Afghanistan, mais qui met tranquillement ses lunettes pour lire Der Spiegel pendant les interruptions d’audience. Quand le juge a dit Ă Mohammed “Mais que faites vous de vos journĂ©es?” Le garçon boucher n’a pu rĂ©primer un Ă©clat de rire. Lui, j’imagine que c’est l’employeur de Mohammed, et l’ancien patron de Sabine. Si il est venu, c’est pour s’assurer qu’aucun des deux n’aille dire devant un procureur qu’il fait travailler des sans-papiers (ou pire, qu’il organise le trafic de drogue dans son club).
Est-ce que Sabine se faisait frapper par son mec et a cherchĂ© Ă faire porter le chapeau Ă Mohammed? Après tout, le certificat mĂ©dical n’a pas l’air de correspondre aux blessures et son histoire a une incohĂ©rence (on ne sait pas comment elle est allĂ© des toilettes au bar alors que Mohammed Ă©tait en train de la frapper). Peut-ĂŞtre qu’elle cherchait Ă justifier devant son employeur ses marques aux visages. Comme un des assesseurs l’a dit très finement, le job d’une hĂ´tesse de l’air est d’ĂŞtre bonne (il n’a pas utilisĂ© ce mot) et sa marque Ă la pommette Ă©tait un vrai problème professionnel. Et le juge, si fier de sa trouvaille, n’a pas pensĂ© une seconde que, pour un flic, “Johnny qui travaille au club X” Ă©tait hyper facile Ă retrouver.
Est-ce que Mohammed a Ă©tĂ© condamnĂ© Ă tord? Je n’en sais rien. Est-ce qu’il aurait Ă©tĂ© condamnĂ© si Sabine s’appelait Latifa et lui Stefan? SĂ»rement pas. La parole d’un arabe ne vaut pas celle d’un blanc. Si ça avait Ă©tĂ© le cas, les flics auraient Ă©tĂ© chercher les enregistrements des camĂ©ras de surveillance cette nuit lĂ pour avoir d’autre preuves que les deux selfies de Sabine. Mais tout le monde, dans la salle, savait ce qui allait se passer. Tant pis pour Johnny.
Notes
1. Les prénoms ont été modifiés.
2. Mais je veux bien l’opinion d’un mĂ©decin.