Comment une industrie a raté le virage des données et du numérique
Mai 1995 fut riche en Ă©vĂšnements. Jacques Chirac a Ă©tĂ© Ă©lu prĂ©sident le 7 du mois, Mark Zuckerberg a fĂȘtĂ© son 11e anniversaire le 14 et LibĂ©ration a ouvert son site internet le 26.1 La plupart des grands noms de la presse quotidienne l’ont rejoint sur le web dans les mois qui suivirent, suivis quelques annĂ©es plus tard par les radios et les tĂ©lĂ©visions.
1995, c’est trois ans avant la crĂ©ation de Google, six ans avant Wikipedia, dix ans avant YouTube et Facebook, sans parler d’Instagram ou de Snapchat. Vingt ans plus tard ces mĂ©dias, arrivĂ©s si tĂŽt en ligne, sont devenus les prestataires de ces gĂ©ants du web,2 quand les milliardaires des nouvelles technologies ne les ont pas tout simplement rachetĂ© Ă la maniĂšre de Niel (Le Monde) ou Bezos (Washington Post).
Pourquoi, malgrĂ© ce dĂ©part sur les chapeaux de roues, les mĂ©dias3 ont-ils glissĂ©s du haut en bas de l’Ă©chelle? Ont-ils commis des erreurs? Ou leur chute Ă©tait-elle inexorable?
Des métiers contradictoires
Avant internet, les mĂ©dias fournissaient des services variĂ©s: petites annonces (emploi, rencontres etc.), information locale et nationale, divertissement et publicitĂ©. Pour exister, chacun de ces services nĂ©cessitait un considĂ©rable investissement en capital, que ce soit pour acquĂ©rir une imprimerie ou bien un studio et une licence de radio ou de tĂ©lĂ©vision. Logiquement, quasiment tous les acteurs du secteur ont adoptĂ© un modĂšle d’affaire oĂč le mĂ©dia utilise au maximum son investissement pour fournir le plus de services possibles. C’est pourquoi les journaux offrent une flopĂ©e de sections et de cahiers, libre aux lecteurs·trices de faire le tri aprĂšs achat.
Comme ce n’Ă©tait pas rentable de publier un journal pour quelques centaines de lecteurs et qu’il Ă©tait impossible de publier toutes les petites annonces sur un territoire trop Ă©tendu, ce modĂšle d’affaire avait une taille d’entreprise optimale. Cela aboutit Ă des fusions puis Ă des monopoles et Ă des excĂ©dents d’exploitation fantastiques. Pour Warren Buffet, un investisseur amĂ©ricain, “mĂȘme avec un produit mauvais ou des dirigeants ineptes, aucun journal en situation de monopole dans sa ville ne pouvait Ă©viter des profits dĂ©bordants."4
Cette rente a durĂ© jusqu’au milieu des annĂ©es 2000. Avec internet, les petites annonces et les services associĂ©s se sont fait la belle. Craigslist, eBay ou Le Bon Coin sont mille fois plus efficaces qu’un journal pour revendre ses bibelots, tout comme Meetic ou Tinder le sont pour les rencontres. Puis vint la crise de 2008, qui a accĂ©lĂ©rĂ© le passage des annonceurs en ligne. Or sur le web, le marchĂ© de la publicitĂ© est contrĂŽlĂ© par Google et Facebook, pas par les mĂ©dias.
En une dizaine d’annĂ©es, entre 2005 et 2015, quasiment tous les mĂ©dias ont subit des crises d’identitĂ©s, des restructurations, voire des faillites comme celle de la Comareg (ParuVendu) en 2011 ou celle de France-Soir en 2012. Ces crises multiples ne sont pas directement dues Ă l’attentisme des entreprises - elles avaient toutes, aprĂšs tout, un site internet. Ces sites auraient pu ĂȘtre mieux faits mais le problĂšme Ă©tait plus profond.
La plupart des mĂ©dias ont vu le web comme un espace oĂč ils pouvaient calquer leur activitĂ© initiale. Ce fut fatal pour les journaux et les magazines qui virent dans les “pages” web une nouvelle version des “pages” en papier. Sans parler de la prĂ©sentation du contenu, la numĂ©risation a modifiĂ© l’essence mĂȘme des mĂ©tiers pratiquĂ©s par les mĂ©dias.
Les petites annonces ne doivent plus ĂȘtre rassemblĂ©es au mĂȘme endroit sous une mĂȘme marque mais au contraire divisĂ©es en segments correspondants Ă une communautĂ© d’acheteurs et de vendeurs. La prime est Ă la spĂ©cialisation, y compris pour les contenus qui accompagnent les annonces. Caradisiac par exemple liste 28 personnes dans sa rĂ©daction - Ă peu prĂšs autant que chez Auto Plus.
Plus Ă©pineux est le lien entre information et publicitĂ©. Les annonceurs recherchent souvent les plus grandes audiences possibles. Or pour attirer de grandes audiences, rien ne vaut le spectaculaire, tant pis si l’information n’est pas vraie. Le glissement de l’information vers le divertissement a commencĂ© en tĂ©lĂ©vision avec l’arrivĂ©e du cĂąble et du satellite dans les annĂ©es 1980, quand les chaĂźnes spĂ©cialisĂ©es ont commencĂ© Ă empiĂ©ter sur le marchĂ© des chaĂźnes gĂ©nĂ©ralistes.
Sur le web, le phĂ©nomĂšne a pris de l’ampleur, entraĂźnant toutes les rĂ©dactions dans une course effrĂ©nĂ©e aux pages vues. La confusion est telle qu’il n’est pas rare de trouver au pied d’un article dĂ©nonçant les “fake news” Ă©crit par un journaliste des liens vers des articles bidons chez Outbrain ou Taboola, deux sociĂ©tĂ©s spĂ©cialisĂ©es dans la gĂ©nĂ©ration de pages vues et la vente de publicitĂ©.5
Les autruches, les cargo cultes et les autres
Ensemble, les diffĂ©rents Ă©lĂ©ments constitutifs des mĂ©dias n’avaient aucune chance de survivre sur le web. Pour autant, les groupes de presse auraient pu sĂ©parer leurs activitĂ©s et adapter le modĂšle d’affaire de chacune d’entre elles. Certains l’ont fait, mais ils sont peu nombreux.
La plupart ont fait l’autruche. En cela, ils ont Ă©tĂ© aidĂ©s par leurs employĂ©s, Ă commencer par les journalistes qui ont fait de l’ignorance de l’Ă©conomie de leurs entreprise un signe de fiertĂ© (ils appellent la sĂ©paration entre l’Ă©ditorial et le reste la “muraille de Chine”). Le premier cours que j’ai donnĂ© dans une Ă©cole de journalisme en 2007 Ă Paris, dans une Ă©cole se prĂ©sentant comme la meilleure du lot, portait sur les modĂšles d’affaires de la presse en ligne. Au bout de deux heures, la moitiĂ© des Ă©tudiants avait quittĂ© la salle. Non pas, comme c’Ă©tait sans doute le cas, parce que mon cours Ă©tait mauvais, mais parce qu’ils trouvaient intolĂ©rable qu’on puissent leur expliquer que le journalisme pouvait avoir un lien avec l’argent.
Dans ces conditions (qui ont un peu changĂ© depuis mais pas trop), difficile de modifier quoi que ce soit en profondeur. Par ailleurs, en conservant Ă l’Ă©cart les Ă©quipes web, les mĂ©dias ont créé un gouffre durable entre les journalistes papiers et ceux du web, moins bien payĂ©s, mĂ©prisĂ©s par leurs collĂšgues et souvent hors des rĂ©dactions. Vu sous cet angle, le web Ă©tait un repoussoir ; on comprend mieux pourquoi les rĂ©dactions ont freinĂ©s des quatre fers la transition numĂ©rique de leurs entreprises.
Plus grave que les autruches sont les entreprises qui traitent le web comme un cargo culte.6 Pendant la seconde guerre mondiale, l’armĂ©e amĂ©ricaine a installĂ© des bases dans certaines Ăźles du Pacifique et fourni les habitants en nourriture et autres objets. En 1945, ces bases ont Ă©tĂ© abandonnĂ©es mais les MĂ©lanĂ©siens s’Ă©taient habituĂ©s Ă ĂȘtre nourris et habillĂ©s par l’armĂ©e US. Ils ont cherchĂ© Ă faire revenir ces livraisons en construisant des pistes d’atterrissage, des avions et des tours de contrĂŽle en bambou - en vain. Cela nous semble Ă©vident que la piste d’atterissage ne cause pas la livraison mais, vu de l’Ăźle, ce n’est pas une hypothĂšse absurde.
En voyant des sociétés créées par des ados ou des jeunes adultes brasser des milliards à partir de rien, de nombreux dirigeants ont réagit comme les Mélanésiens. PlutÎt que de chercher la cause de ces succÚs, ils ont voulu imiter.
En juillet 2005, News Corp, alors l’un des plus gros conglomĂ©rats mĂ©dia du monde, achĂšte MySpace, un rĂ©seau social, pour 580 millions de dollars. Six ans plus tard, le site est revendu pour un seiziĂšme de la somme.7 En Allemagne, le groupe Holtzbrinck a payĂ© 85 millions d’euros en 2007 pour studiVZ, un rĂ©seau social aujourd’hui disparu.8 L’erreur de News Corp a Ă©tĂ© de traiter MySpace comme un journal disposant d’une audience captive. Le groupe de Murdoch a dĂ©gradĂ© le site au maximum pour honorer un accord de publicitĂ© passĂ© avec Google, poussant tous les utilisateurs dans les bras de Facebook. Quant Ă Holtzbrinck, ils n’ont pas compris que les effets de rĂ©seaux allaient favoriser Facebook sur le long terme.
Au delĂ des rĂ©seaux sociaux et de ces deux naufrages, les mĂ©dias ont regardĂ© chaque nouveautĂ© comme un Graal qui allait leur permettre de remonter la pente. Faites une requĂȘte sur la phrase “va-t-il sauver la presse” dans votre moteur de recherche favori pour vous en convaincre. On trouve, pĂȘle-mĂšle, “Le Kindle va-t-il sauver la presse” (2009)9, “L’iPad va-t-il sauver la presse” (2010)10, “Snapchat va-t-il sauver la presse”11 ou encore, en 2017, “Le Bitcoin va-t-il sauver la presse?"12 La liste est loin d’ĂȘtre exhaustive. Il y a eu la mode des blogs, celle de la personnalisation, celle des coupons,13 celle du big data, celle de la video, Instant Articles, les chatbots… La derniĂšre tendance est au machine learning qui, on s’en doute, ne sauvera pas la presse.
Rien ne sauvera la presse puisque, comme je l’ai dit plus haut, le concept de “la presse” sur internet est non seulement obsolĂšte, il est contradictoire. Cependant, alors que les confĂ©rences professionnelles dĂ©battaient des stratĂ©gies Ă adopter pour mener cette mission impossible, certains groupes comprirent ce qui Ă©tait en train de se passer et ont prirent les devants.
Le groupe norvĂ©gien Schibsted, par exemple, a lancĂ© son propre fournisseur d’accĂšs Ă internet, Schibsted Nett, au dĂ©but des annĂ©es 1990, sur le modĂšle d’America On Line (AOL). En 1996, il l’a revendu Ă un concurrent pour se concentrer sur la fourniture de contenu, en crĂ©ant un portail,14 avant d’investir dans des sites spĂ©cialisĂ©s dans les petites annonces.15 DĂšs l’arrivĂ©e du web en Scandinavie, Schibsted a compris que ce canal deviendrait incontournable et a tout mis en Ćuvre pour y conserver sa position de pilier de l’information et de la publicitĂ©. L’entreprise a investi considĂ©rablement et ne s’est pas laissĂ©e Ă©chauder par l’Ă©clatement de la bulle du Nasdaq en 2001. Aujourd’hui, le groupe est leader des petites annonces dans 18 pays et s’est dĂ©barrassĂ© de ses journaux partout sauf en NorvĂšge et en SuĂšde, oĂč il continue Ă investir.16
En Allemagne, le groupe Axel Springer, dĂ©jĂ numĂ©ro un des journaux dans les annĂ©es 1990, a suivi le mĂȘme parcours. Il est dĂ©sormais organisĂ© en trois pĂŽles distincts: les petites annonces (LaCentrale en France, par exemple), le contenu payant (ses journaux sont tous passĂ©s au modĂšle payant sur abonnement) et la vente de publicitĂ© (aufĂ©minin en France17).18 Parmi les groupes français, seul Le Figaro a rĂ©ussi Ă retrouver sur le web un Ă©quilibre entre la production de contenu, la publicitĂ© et les petites annonces (Figaro Classifieds est leader des petites annonces en France).19
Pas besoin d’ĂȘtre un mastodonte pour rĂ©ussir sa transition numĂ©rique. En SuĂšde, le journal de la ville de SkellefteĂ„ (35 000 habitants) s’est repensĂ© en pilier de la communautĂ© et organise dĂ©sormais des Ă©vĂšnements en plus de son activitĂ© purement mĂ©dia. MĂ©diapart ou Valeurs Actuelles sont diffĂ©rents en tout, sauf dans leur modĂšle d’affaire: les deux montrent que l’on peut vendre du contenu et en dĂ©gager un bĂ©nĂ©fice si l’acte d’abonnement devient un acte d’adhĂ©sion Ă une vision politique.
Le seul crĂ©neau sur lequel les mĂ©dias n’ont pas investi sur le web est celui de l’information “pure”, celle qui, dĂ©tachĂ©e de son contenant, sert de matiĂšre premiĂšre aux analystes ou aux journalistes. Aucun mĂ©dia ne s’est transformĂ©, passant d’un fournisseur d’articles Ă un fournisseur de donnĂ©es.20 Les spĂ©cialistes du secteur comme Thomson (aujourd’hui ThomsonReuters), The Economist Intelligence Unit ou Bloomberg existaient avant internet et n’ont pas Ă©tĂ© dĂ©stabilisĂ© par les Ă©volutions des deux derniĂšres dĂ©cennies. Il y avait pourtant des places Ă prendre, comme le montre l’histoire d’Opta Sports. Créé en 2001 (un an aprĂšs que L’Equipe a ouvert son site web), Opta s’est donnĂ© pour mission de collecter toutes les donnĂ©es sur toutes les rencontres, dans tous les sports et en direct. Alors que L’Equipe possĂ©dait de vastes bases de donnĂ©es sur le mĂȘme sujet, c’est Opta qui a raflĂ© le marchĂ©. Si vous lisez des rĂ©sultats sportifs dans un journal aujourd’hui, il y a de fortes chances qu’ils aient Ă©tĂ© vendu par Opta au journal que vous avez entre les mains (y compris si vous lisez L’Equipe).
Une seule solution, la litigation
La plupart des mĂ©dias ne savent toujours pas s’ils sont lĂ pour produire de l’information, vendre de la publicitĂ© Ă des annonceurs ou si leur mission se trouve ailleurs.
Ils se retrouvent pourtant tous sur une stratĂ©gie depuis une vingtaine d’annĂ©es, celle des poursuites judiciaires contre les nouveaux entrants. Les premiers Ă en faire les frais furent les sociĂ©tĂ©s de l’audiovisuel public. En Allemagne, les mĂ©dias privĂ©s annoncent depuis presque vingt ans que la prĂ©sence de la tĂ©lĂ©vision publique sur internet met leur existence en danger.21 Ce n’est Ă©videmment pas vrai, puisque la mission d’information de la tĂ©lĂ©vision publique n’a pas grand chose Ă voir avec les mĂ©tiers d’Axel Springer. Mais ces procĂšs permettent aux mĂ©dias privĂ©s d’afficher leur pouvoir.
Les mĂ©dias s’en prennent plus souvent Ă Google, accusĂ© en gĂ©nĂ©ral d’enfreindre les lois sur la propriĂ©tĂ© intellectuelle. Plusieurs Ă©diteurs français ont lancĂ© un procĂšs en 2006 contre Google Books,22 en mĂȘme temps que plusieurs titres de presse belges attaquaient Google News.23 Des mĂ©dias allemands attaquent Ă leur tour en 2012.24
L’histoire espagnole est la plus instructive. A la fin des annĂ©es 2000, plusieurs Ă©diteurs espagnols se liguent contre Google News. Une loi est votĂ©e, qui leur permet de rĂ©clamer Ă Google des royalties sur les liens affichĂ©s. AprĂšs un passage en justice, oĂč Google perd, le moteur de recherche dĂ©cide de supprimer Google News en Espagne. Cette fois-ci, les Ă©diteurs dĂ©noncent une grave menace pour la dĂ©mocratie et demandent au gouvernement de faire revenir Google News!25 (Avertis de cette histoire, les mĂ©dias allemands ont renoncĂ© aux royalties que leur aurait permis d’obtenir la nouvelle loi sur le copyright votĂ©e en 2013.26)
Google, suivi par Facebook, a rĂ©ussi Ă monopoliser l’attention des EuropĂ©ens, que dĂ©tenaient auparavant les mĂ©dias, et, grĂące aux donnĂ©es personnelles dont ils disposent, gĂ©nĂšrent des milliards en revendant cette attention aux annonceurs. Pour ces GAFA,27 les mĂ©dias sont des fournisseurs de contenus parmi une infinitĂ© d’autres. Ils sont aussi des empĂȘcheurs de tourner en rond. Journalistes et patrons de presse ont l’oreille des politiques, via les jeux de pouvoir nationaux ou simplement parce qu’ils ont Ă©tĂ© Ă l’universitĂ© ensemble.
Face Ă ce problĂšme, Google (suivi encore une fois de Facebook) a vite trouvĂ© la parade. Chacune des procĂ©dures judiciaires que j’ai Ă©voquĂ© s’est terminĂ©e par la crĂ©ation d’un fonds mis Ă disposition des mĂ©dias. Google finance ainsi certains projets du Syndicat national de l’Ă©dition. Il a créé en France le “Fonds pour l’Innovation NumĂ©rique de la Presse”, suivi au niveau EuropĂ©en de la “Digital News Initiative”. Dans ce jeu de dupes, Google se prĂ©sente comme le partenaire des mĂ©dias et met en scĂšne une relation d’Ă©gal Ă Ă©gal alors qu’il ne s’agit que de les diviser (chaque mĂ©dia doit candidater individuellement pour obtenir un subside de Google) et d’acheter leur complaisance.28 Les GAFA organisent ou financent (en tout ou en partie) les confĂ©rences professionelles des mĂ©dias en Europe, comme le Global Editors Network Summit,29 le Newsgeist et le JournalismFest.
La presse est sauvée!
A l’exception de ceux qui ont suivi une vĂ©ritable stratĂ©gie de long terme sur le web, les mĂ©dias sont passĂ©, en deux dĂ©cennies, d’un rĂŽle de monopoliste de l’attention et de la publicitĂ© Ă celui de fournisseurs de contenu vivants des largesses des GAFA.
La dĂ©gringolade des mĂ©dias va sans doute s’arrĂȘter lĂ . Je ne pense pas que “la presse” va disparaĂźtre car internet a, lui aussi, beaucoup changĂ©.
La mĂ©canique des investisseurs web, qui financent Ă fonds perdu un champion jusqu’Ă ce qu’il soit en position de monopole et puisse augmenter ses marges, comme ils l’ont fait avec Google et Facebook (puis avec Uber, Delivery Hero etc.), a conduit au duopole actuel (Google/Facebook) sur le marchĂ© de l’attention et de la publicitĂ©. Alors qu’on pouvait, dans les annĂ©es 2000, toucher une audience parce que son contenu Ă©tait de meilleure qualitĂ© que celui des concurrents, on atteint aujourd’hui son audience en payant l’un des deux gardiens de l’attention. Impossible pour un nouvel entrant de se faire une place sans apport massif en capital. On est revenu Ă la situation qui prĂ©valait avant internet.
De l’autre cĂŽtĂ©, la neutralitĂ© du net n’existe plus. Les fournisseurs d’accĂšs peuvent choisir ce que leurs clients consomment, ne serait-ce que grĂące Ă la vente liĂ©e et au zero rating.30 SFR a besoin de mĂ©dias (LibĂ©ration, L’Express etc.) pour son offre SFR Play, Orange a besoin de Deezer, dans lequel il a largement investi,31 pour ses forfaits mobiles et Comcast, le plus gros fournisseur d’accĂšs amĂ©ricain, a achetĂ© NBCUniversal et Dreamworks pour les mĂȘmes raisons.
Et puis, les mĂ©dias sont indispensables au systĂšme politique. Pas tant pour leur capacitĂ© Ă toucher une audience - Macron a quasiment autant de followers sur Facebook que Le Monde ou Le Figaro - mais dans leur rĂŽle d’adversaire et de commentateur. Sans “les mĂ©dias”, une bonne partie de la classe politique n’aurait plus de sujet sur lequel s’indigner et les autres n’auraient plus personne pour les Ă©couter.
A quelques exceptions prĂšs (France-Soir), les grands noms de la presse continueront Ă exister. LibĂ©ration a sans doute de meilleures chances de survie au sein de SFR que Buzzfeed, par exemple. MĂȘme si la start-up amĂ©ricaine a tout compris du web des annĂ©es 2000 et 2010, le web des annĂ©es 2020 appartient aux fournisseurs d’accĂšs, pas aux innovateurs.
Image de couverture: John Heartfield, 1930.
Notes
1. Hemery, Claire. Quand la presse française s’emparait du web.
2. Snapchat a par exemple parlĂ© d’acheter le contenu des mĂ©dias pour une somme fixe (lire Snapchat wants to stop sharing ad revenue with its media partners) - les contrats entre Snap et les mĂ©dias n’Ă©tant pas public, impossible de savoir ce qu’il en est rĂ©ellement. Facebook a payĂ© des millions pour que les mĂ©dias produisent des live (lire Facebook looks like itâs going to stop paying publishers to make live videos).
3. Dans cette prĂ©sentation, je parle des mĂ©dias comme de l’industrie de production et de diffusion de contenu. J’en parle comme d’un tout homogĂšne et global, mĂȘme s’il est Ă©vident que les situations diffĂšrent entre la presse quotidienne rĂ©gionale alsacienne et les studios de cinĂ©ma hollywoodien.
4. ‘No paper in a one-paper city, however bad the product or however inept the management, could avoid gushing profits’ dans Buffett Pessimistic About Newspapers.
5. Lire chez Rue89 Pourquoi y a-t-il autant de contenus sexistes sous les articles ?
6. On dit ‘culte du cargo’ en français mais cargo culte est plus joli. Par ailleurs, la mĂ©taphore du cargo culte dans les mĂ©dias vient de Stijn Debrouwere.
7. Lire News Corp.âs Failed Social Experiment: Why MySpace Didnât Deliver.
8. Lire Is StudiVZ â Holtzbrinckâs once-proud âGerman Facebookâ â on the brink of collapse? et German Social Network StudiVZ Sold To Holtzbrinck For $112 Million.
9. Le Kindle va-t-il sauver la presse en France ?
10. L’iPad va-t-il sauver la presse ?
11. La Nouvelle Edition : Snapchat va-t-il sauver la presse ?
12. Comment sauver la presse? StreetPress teste le financement via crypto-monnaie.
13. LancĂ©s par Ouest-France sur leur portail maville.com en 2013, lire Aujourd’hui faites un bon deal avec maville.com.
14. SCHIBSTED NETT AND TELENOR ONLINE WITH NET COOPERATION.
15. Comme JobbDirekt AB, par exemple: AFTONBLADET IS SELLING SHARES IN JOBBDIREKT AB.
16. Voir le rapport annuel 2016 de Schibsted.
17. Vendu en décembre 2017 au groupe TF1.
18. Voir le rapport annuel 2016 d’Axel Springer.
19. Schibsted affirme ĂȘtre numĂ©ro 1 en France aussi car Le Bon Coin est plus gros que le plus gros des sites de Figaro Classifieds. On peut compter de diverses maniĂšres, reste que les deux sont gros.
20. Sur la différence entre information et contenu, A fundamental way newspaper sites need to change de Holovaty reste un must-read.
21. Voir en 2011 Verlage wollen gegen ARD und ZDF klagen et en 2017 ‘DDR statt Nordkorea’.
22. Lâalliance de Google avec les Ă©diteurs (2) : en France, aprĂšs les procĂšs, les accords.
23. En conflit avec la presse belge, Google accepte de l’indemniser.
24. VG Media reicht Klage gegen Google ein.
25. Google News says âadiĂłsâ to Spain in row over publishing fees.
26. An EU-wide âGoogle taxâ in the making?
27. ou GAFAM, abbréviation de Google Amazon Facebook Apple Microsoft.
28. J’ai Ă©crit plus longuement sur le sujet dans What could Google do if it cared about Journalism?
29. Le patron du Global Editors Network m’a fait remarquer par email que ’le GEN Summit n’est pas organisĂ© ou financĂ© par les GAFA : ceux-ci sont invitĂ© Ă y participer en tant qu’exposants ou sponsors, mais rien de plus’. Je ne possĂšde sans doute pas de compĂ©tences suffisantes en management pour bien comprendre la distinction entre ‘participer en tant que sponsor’ et ‘financer’.
30. Voir cette brillante présentation: Net Neutraliy Enforcement in the EU.
31. Lire After Cancelling Its IPO, Deezer Raises Another $109M From Access And Orange.