Les espoirs inutiles [nouvelle]
Pour changer des essais, j’ai Ă©crit une nouvelle. On m’a dit que c’Ă©tait dystopique ; je rĂ©ponds que c’est prospectif.
Merci infiniment Ă Maud, Camille, Clara, Anne-Lise et Snoussi pour leurs conseils. Mes excuses pour toutes les fautes d’orthographe qui restent.
1.
De la moquette. Des murs blancs. Pas de fenĂŞtre. Un seau. Des nĂ©ons. Surtout des nĂ©ons. Ils ne s’éteignaient jamais. Thomas Ă©tait sans doute un immeuble de bureaux. Ou au moins dans ce qui fut, un jour, un immeuble de bureaux. Cela devait faire deux jours qu’il Ă©tait enfermĂ© dans cette pièce. Trois fois on Ă©tait venu lui apporter Ă manger et il n’avait pas l’impression d’avoir trop faim: Ă€ peu près deux jours. Peut-ĂŞtre un et demi. Peut-ĂŞtre trois. Il ne savait pas trop.
Cela faisait deux jours et il n’avait aucune idĂ©e d’oĂą il Ă©tait. Il restait assis contre un mur. Le mur Ă©tait moite, son dos collait Ă la paroi. Il essayait de dormir assis et, quand ça ne marchait pas (le plus souvent), il pensait Ă Khadija.
Khadija voulait qu’on l’appelle AndrĂ©e, et elle se mettait Ă pleurer quand on l’appelait par son vrai nom. Il avait beau essayer, il l’appelait toujours Khadija, au moins quand il pensait Ă elle. Et lĂ , il pensait Ă oĂą elle pouvait bien ĂŞtre. Elle avait beau ĂŞtre dĂ©brouillarde, elle n’en avait pas moins que 15 ans. Elle s’Ă©tait probablement fait prendre en mĂŞme temps que lui. Elle Ă©tait peut-ĂŞtre dans la pièce d’Ă cĂ´tĂ©, pensait-il, peut-ĂŞtre en train de se faire violer par les gardes de la prison. Elle pouvait ĂŞtre blessĂ©e, peut-ĂŞtre l’appelait-elle Ă l’aide Ă cet instant mĂŞme. Thomas ne pouvait rien y faire. Il avait l’habitude de cette impuissance, il s’y Ă©tait prĂ©parĂ©. Ce qui le rongeait, c’Ă©tait de s’ĂŞtre fait prendre et d’avoir atterri ici. Son imprudence avait peut-ĂŞtre tuĂ© Khadija, et il ne se le pardonnerait jamais.
C’était la première fois qu’il était incarcéré. Jusque là , son plus grand fait d’arme avec la police avait été une main courante pour consommation de cannabis quand il était adolescent. Il avait toujours pensé que le plus dur serait le quotidien du prisonnier, les humiliations, les privations. Mais il s’était trompé. Le plus dur, c’était l’incertitude. Ne pas savoir pourquoi il était là . Pour combien de temps. Ce qu’on attendait de lui. Il essayait de raisonner pour ne pas devenir fou après seulement deux jours. On lui avait laissé ses lacets et sa ceinture. C’est donc qu’il était là très temporairement, que les choses allaient bientôt bouger. Ou alors que les gardiens étaient des incapables. Ou qu’ils se moquaient bien de la vie des détenus.
Il s’était souvent posé la question de la conduite qu’il aurait dans une telle situation, quand toutes les issues semblent bouchées. Il s’était toujours dit qu’il ferait face rationnellement à la possibilité du suicide, même si sa mise en oeuvre serait laborieuse. Maintenant qu’il était dans cette situation pour de bon, il commençait à penser que le courage n’était pas forcément de se tuer soi-même. Il se disait plutôt que le vrai courage était de souffrir le plus longtemps possible, au cas où une lueur d’espoir apparaisse. Peut-être était-ce de la lâcheté. Peut-être était-ce simplement normal.
Il en Ă©tait lĂ de ses rĂ©flexions quand la porte de la pièce s’ouvrit. Deux gardes entrèrent. Tous deux en chemisette. L’Ă©cusson cousu sur l’Ă©paule avait trois points rouges sur fond noir et, brodĂ© en majuscules blanches en dessous, le nom de la sociĂ©tĂ©, “Securitas”. Thomas sursauta, puis se sentit soulagĂ© de pouvoir sa rĂ©flexion sur le suicide. Il avala sa salive puis se leva, aussi dignement que possible quand on ne s’est pas lavĂ© depuis deux jours et qu’on sent la crasse dans chaque pli de sa peau.
« Monsieur Lenz, votre notification d’assignation au centre de rĂ©tention. Suivez-nous. » dit le plus petit des deux gardes en lui tendant une feuille A4 pliĂ©e en trois. « Vous allez vous tenir correctement, hein? Pas besoin des Serflex? » ajouta-t-il avec un sourire qui avait presque l’air franc.
« Oui, oui, rĂ©pondit Thomas d’une voix qui se voulait claire, pas besoin de menottes ». Il pris la feuille de papier qu’on lui tendait et marcha vers la porte, suivant instinctivement la direction que le plus petit des deux Securitas indiquait de sa matraque.
Le couloir n’Ă©tait effectivement pas celui d’une prison, mais d’une tour de bureaux. Au bout, une grande vitre donnait sur la ville. Ils Ă©taient au moins au 10e Ă©tage. La vue Ă©tait magnifique malgrĂ© le ciel bas et blanc.
« C’est par là » dit le petit Securitas, en ouvrant la porte de la cage d’escalier. « Vous n’ĂŞtes pas assez important pour qu’on ait droit Ă l’ascenseur » ajouta-t-il en souriant.
Dans les escaliers en bĂ©ton, le petit Securitas disait bonjour Ă tous les autres Securitas qu’il croisait. Tous en chemisette blanche avec Ă©cusson sur l’Ă©paule, hommes et femmes confondus. Les seuls dont il Ă©vitait le regard Ă©taient les policiers en uniforme. Quand ils en croisaient un, le petit Securitas s’arrĂŞtait, regardait ses pieds et attendait que le policier soit au dessus d’eux pour reprendre la descente. Thomas avait l’impression que plus le policier Ă©tait gradĂ©, plus l’arrĂŞt durait longtemps.
Thomas se sentait trop faible pour compter les Ă©tages ou essayer de retenir les noms sur les documents d’identification que tous les Securitas portaient dans une sacoche plastique autour du cou. Alors que le tournis commençait sĂ©rieusement Ă lui poser des problèmes d’Ă©quilibre, le grand Securitas, qui n’avait toujours pas dit un mot, lui enfonça sa matraque entre les reins. Le petit ouvrit une porte qui donnait sur un parking souterrain et ordonna Ă Thomas d’y entrer. Le grand referma la porte derrière lui. Dans le parking, immense et vide, un car, du genre qui emmenait les collĂ©giens en excursion, attendait. Un garde Securitas se tenait devant la porte du car.
« Vous m’emmenez en colonie de vacances? » tenta Thomas. Le petit Securitas ne rĂ©pondit rien, mais il posa sa main libre sur le taser qu’il portait Ă la ceinture. Il ne souriait plus. « VoilĂ le dernier, vous pouvez y aller » dit il Ă son collègue plantĂ© devant le bus, qui pressa un bouton sur l’écran de la tablette qu’il tenait Ă la main. Il mis sa tablette sous son bras et ajouta, en direction de Thomas mais sans le regarder, « toi, tu t’installes devant et tu la fermes ».
En montant dans le bus, Thomas vit une quarantaine de visages. La moitiĂ© d’entre eux, surtout des hommes, quelques femmes, le regardait, hagards. Tous Ă©taient tristes et fatiguĂ©s. Certains avaient visiblement peur. D’autres avaient le visage tumĂ©fiĂ©. Une avait une compresse en sang sur l’arcade, qu’elle tenait d’une main. L’autre moitiĂ© du bus, c’Ă©tait des Securitas, tous en chemisette blanche avec Ă©cusson cousu sur l’Ă©paule. Eux regardaient leurs tĂ©lĂ©phones. Ils formaient des paires: un Securitas cĂ´tĂ© couloir, un prisonnier cĂ´tĂ© fenĂŞtre. Les deux sièges les plus proches du conducteur Ă©taient vide et Thomas s’y assit, cĂ´tĂ© fenĂŞtre.
Il avait encore dans sa main la feuille que lui avait donnĂ© le garde quelques minutes plus tĂ´t. A la lumière du plafonnier, il la dĂ©plia et lut. Le prĂ©fet de police lui notifiait son assignation en centre de rĂ©tention. Ses services ont apparemment Ă©tabli que Thomas avait utilisĂ© 178 fois un transport aĂ©rien pour des motifs non-impĂ©rieux soit, d’après les calculs des mĂŞmes services, une Ă©mission de 32 280 tonnes de gaz Ă effet de serre. En vertu des dispositions de la loi sur la ResponsabilitĂ© Environnementale, le prĂ©fet notifie son assignation en centre de rĂ©tention et d’adaptation par le travail pour une durĂ©e de 32 ans et quatre mois, effective ce jour.
Thomas avait entendu parler de cette loi. La police utilisait les donnĂ©es du fichier PNR, le fichier qui contenait tous les dĂ©placements en avion des EuropĂ©ens, pour retracer tous les trajets aĂ©riens effectuĂ©s depuis la fin des annĂ©es 2010. Une rĂ©tention administrative d’un an Ă©tait prĂ©vue par tranche de 1 000 tonnes de dioxyde de carbone Ă©mises pour des raisons non-impĂ©rieuses. Le caractère impĂ©ratif d’un dĂ©placement aĂ©rien passĂ© dĂ©pendait surtout de la position actuelle du voyageur. Ceux qui Ă©taient au pouvoir aujourd’hui avaient certainement eu de bonnes raisons de voyager en avion par le passĂ©. Sans ça, ils n’auraient pu accomplir les actions qui les ont menĂ©s oĂą ils sont. La logique des juristes Ă©tait infaillible et permettait d’envoyer les intellectuels dans des camps de travail d’une manière juridiquement très Ă©lĂ©gante. Enfin, plus Ă©lĂ©gante que les techniques des Khmers Rouges, pensa Thomas, et il ne pu s’empĂŞcher de sourire et de repenser Ă l’Ă©poque oĂą il voyageait en avion, oĂą il faisait du tourisme. Il Ă©tait mĂŞme dĂ©jĂ venu dans cette ville ci. Avant.
2.
AndrĂ©e marchait aussi vite qu’elle pouvait. Le long du lac d’abord, puis dans la forĂŞt. Le jour se levait et il fallait qu’elle soit loin, le plus loin possible, avant qu’on commence Ă la chercher. Elle Ă©tait partie dès qu’elle avait entendu les voitures arriver. Thomas s’Ă©tait rĂ©veillĂ© brusquement, il lui avait criĂ© de courir dehors, qu’il arrivait. Les voitures se rapprochaient. Elle enfila son jean et ses baskets, pris son sac Ă dos et fila par la porte donnant sur le lac. Thomas Ă©tait en train de rassembler les affaires, il sorti au moment oĂą elle entrait dans la forĂŞt, mais c’Ă©tait trop tard. Un type avait fait le tour de la cabane et l’attendait. Il lui fit faire demi-tour et rentrer Ă l’intĂ©rieur.
Elle tournait la tĂŞte presque Ă chaque pas pour vĂ©rifier qu’elle n’Ă©tait pas suivie. Le sol Ă©tait couvert de mousse et les arbres très espacĂ©s. Elle pourrait faire 20 ou 30 kilomètres dans la journĂ©e, si ça continuait comme ça. Le soleil se levait sur sa droite, elle allait bien vers le nord. Au moins, ça, ça allait.
« Merde! » murmura AndrĂ©e. Elle s’arrĂŞta net. A une cinquantaine de mètres, sur un chemin forestier, la silhouette d’un homme. Qui se retourne. Dans sa direction. AndrĂ©e s’Ă©lança. Elle se mis Ă courir, le plus vite possible. Elle sautait par dessus les trous, les souches, les troncs. Elle redressait la tĂŞte juste Ă temps pour Ă©viter les branches. Son cĹ“ur battait de plus en plus fort, elle le sentait dans ses tempes, oĂą la sueur commençait dĂ©jĂ Ă perler. Elle n’allait pas pouvoir continuer longtemps Ă ce rythme. Les ronces traversaient son jean et lui lacĂ©raient les chevilles. Mais elle devait continuer Ă courir, sans s’arrĂŞter. Elle entendait l’homme derrière elle. « Stop! ArrĂŞte toi! » Il criait en courant. Ses pas, lourds mais rapides, Ă©taient de plus en plus nets. Elle courait toujours quand elle sentit une douleur dans les reins. Ses pieds refusèrent subitement d’avancer et elle plongea la tĂŞte la première, comme un animal quand on lui bloque les pattes en pleine course. Elle venait de se faire taser. Le choc l’avait paralysĂ©e et elle tomba face contre terre, dans les ronces. La tĂŞte dans les Ă©pines et les feuilles mortes, elle Ă©coutait le battement de son coeur et elle ne sentit mĂŞme pas quand il retira le crochet du taser qu’il venait de lui planter dans le dos. Quand il eut fini, elle se retourna, toujours Ă terre. Ses mains Ă©taient en sang, Ă cause des ronces. Elle voyait l’homme, devant elle, son arme en plastique toujours Ă la main, qui souriait en la regardant. Un mauvais sourire.
Elle savait que son visage, Ă elle, faisait peur. Les gens dĂ©tournaient le regard en la croisant. Quand ils osaient la croiser. C’est pour ça qu’elle aimait bien Thomas. Sa difformitĂ© lui Ă©tait Ă©gal. Ou alors il cachait bien son dĂ©goĂ»t. Ce qui revenait au mĂŞme. Le bout de ses doigts ressemblait Ă des moignons roses et lisses. Son nez Ă©tait cassĂ© en plusieurs endroits. Une cicatrice lui traversait les joues, des deux cĂ´tĂ©s. Sa peau Ă©tait brĂ»lĂ©e, avec des cratères et une texture qui ressemblait Ă du plastique fondu. Ses cheveux Ă©taient gris et il en manquait une bonne partie. De ses oreilles il ne lui restait que deux excroissances de peau de chaque cĂ´tĂ© du visage. Ses yeux, noirs, auraient pu ĂŞtre beaux sans son strabisme. Ses yeux, mĂŞme Thomas n’arrivait pas Ă s’y faire, et elle sentait bien qu’il ne savait jamais lequel regarder quand il lui parlait.
Elle pensait que ses difformitĂ©s lui permettraient toujours d’Ă©chapper au viol. Elle allait peut-ĂŞtre s’en sortir cette fois-ci aussi. Elle regarda fixement l’homme, en essayant de cacher sa peur. Mais il souriait toujours. D’un sourire mĂ©chant, presque sadique. Soudain, il se jeta sur elle. Il lui attrapa les poignets, qu’il tenait Ă une main. La paralysie du taser commençait Ă se dissiper. Elle commençait Ă sentir Ă nouveau son corps mais c’Ă©tait trop tard pour fuir. Il Ă©tait assis sur elle. Elle sentait tout son poids sur ses hanches. Elle sentait comment, de sa main libre, il lui pris la tĂŞte par le crâne, comme on prend un melon. Elle sentait ses gros doigts dans ses cheveux, sa main qui descendaient vers son front. Elle sentait sa paume sur son nez. Il ne descendait pas plus bas, elle ne pourrait pas le mordre. Il savait très bien ce qu’il faisait. Il fit glisser son bassin de quelques centimètres vers l’arrière. Il faisait ça mĂ©thodiquement. Elle sentit ses doigts sur son ventre lorsqu’il ouvrit le bouton de son jean, alors que sa main droite lui tenait toujours les deux poignets. Elle essayait de se dĂ©battre, mais il Ă©tait trop lourd pour qu’elle puisse soulever ses jambes. Seuls ses pieds pouvaient bouger. Elle les entendait qui tapait sur les feuilles derrière l’homme assis sur ses cuisses, qui avait maintenant ouvert la braguette de son jean et commençait Ă le tirer, centimètre par centimètre, sans jamais faire d’erreur, sans jamais lui laisser une chance de se soulever, de se retourner et de fuir. Elle avait peur. Pas peur du corps de l’homme. Ni mĂŞme de tomber enceinte, elle n’Ă©tait pas rĂ©glĂ©e. Elle avait peur d’après. Elle avait peur d’ĂŞtre laissĂ©e lĂ , peur d’avoir une blessure qui s’infecte, peur que l’homme lui casse les jambes quand l’excitation l’aurait quittĂ©. Elle avait tellement peur qu’elle ne remarqua pas que l’homme s’Ă©tait arrĂŞtĂ© de lui Ă´ter son jean, s’Ă©tait redressĂ© et Ă©coutait. Une voiture arrivait. Certainement l’une de celles qui avait dĂ©barquĂ©es ce matin devant la maison. La voiture s’arrĂŞta net devant AndrĂ©e et l’homme.
« Qu’est ce que tu fous lĂ ! Tu l’as trouvĂ©e, tu la ramènes! » Le conducteur gueulait. La voiture n’avait plus de fenĂŞtres et on le voyait qui s’Ă©nervait. « On n’a pas le temps pour ça, lĂ ! En plus tu l’as vue, tu va pas te taper ça, non? »
L’homme sur AndrĂ©e se redressa brutalement, sans lâcher ses poignets qu’il tenait toujours d’une seule main. AndrĂ©e se sentit tirĂ©e vers le haut, elle se leva, le jean toujours ouvert, presque en train de tomber. « Tu la fous Ă l’arrière et tu rentres! » L’homme ouvrit la portière, poussa AndrĂ©e Ă l’intĂ©rieur, la referma. AndrĂ©e eu juste le temps de tourner la tĂŞte avant que la voiture ne dĂ©marre et regarda son agresseur. Elle l’avait imaginĂ© grand et fort, elle voyait maintenant qu’il Ă©tait plutĂ´t bedonnant, de taille moyenne, pas tout jeune. Sa moustache lui donnait un air de prof, voire de gardien de collège. Il faisait presque pitiĂ© dans son blouson Securitas trop grand, regardant piteusement la voiture qui s’Ă©loignait.
« J’en ai marre de ces gros lourdeaux! » Le conducteur la regardait dans le rĂ©troviseur et semblait lui parler, sans attendre de rĂ©ponse. « A tous les coups t’es plein de saloperies. Je vais pas me dĂ©mener Ă trouver des antibios pour ces gros lubriques. Non mais regarde toi! » AndrĂ©e remonta sa braguette et referma son jean. Elle vĂ©rifia que son sac Ă dos Ă©tait toujours lĂ . Elle n’Ă©coutait pas ce que disait le conducteur, elle essayait surtout de comprendre qui Ă©tait ce type, et ce qu’on allait faire d’elle. Lui n’avait pas de blouson, juste un T-shirt. Et pas de logo Securitas visible.
La voiture roulait vite sur le chemin forestier. Elle Ă©tait petite et poussiĂ©reuse. Les deux portes Ă©taient Ă l’avant, impossible d’en ouvrir une et de se jeter au dehors. MĂŞme si elle y arrivait, elle se ferait rattraper. Elle observait toujours l’intĂ©rieur de la voiture quand le vĂ©hicule s’arrĂŞta, dans une sorte de clairière. Les pins s’Ă©tendaient Ă perte de vue de tous les cĂ´tĂ©s. Le conducteur se gara Ă cĂ´tĂ© d’un container posĂ© au milieux de la forĂŞt. Il sorti, ouvrit la porte arrière et la tira hors du vĂ©hicule. « Tu te tiens Ă carreau, vu? Sinon, tu sais ce qui t’attend. » Il mis la main sur son taser, Ă la ceinture. AndrĂ©e hocha la tĂŞte, sans rien dire. « Va lĂ dedans et assied toi sur la chaise. » AndrĂ©e s’exĂ©cuta. L’intĂ©rieur du container Ă©tait aussi poussiĂ©reux et aussi banal que la voiture. Elle s’Ă©tait assise sur la seule chaise et regardait autour d’elle. Une plaque Ă©lectrique, une bouilloire, un frigo qui avait l’air Ă©teint. Un laptop, que le conducteur venait d’allumer, et quelques appareils Ă©lectroniques.
« Nom, prĂ©nom? » demanda le conducteur. « AndrĂ©e Lenz » dit AndrĂ©e. « Donne voir tes doigts que je vĂ©rifie » dit-il en lui attrapant la main pour lui plaquer les quatre doigts contre un lecteur d’empreintes. « Tu as utilisĂ© quoi, toi? Acide? J’en ai rarement vu dans un Ă©tat pareil » dit-il, agacĂ©. « Et pourtant j’en ai vu un paquet, crois moi » ajouta-t-il. Il lui tenait toujours les doigts plaquĂ© sur le lecteur, dont la diode restait rouge. « Elles vont finir par repousser, tes empreintes, la nature est bien faite. En attendant, regarde la camĂ©ra. » Il pointa vers la webcam qui surmontait l’Ă©cran du laptop. Il pressa un bouton sur la camĂ©ra, il y eu un flash, et il paru vraiment Ă©tonnĂ©. « Ah bah ça, t’es tellement abĂ®mĂ©e qu’il ne reconnaĂ®t mĂŞme pas de visage sur la photo! » Il refit plusieurs essais, sans plus de rĂ©sultat.
AndrĂ©e savait très bien que son visage ne serait pas reconnu. Thomas lui avait dit qu’elle avait eu un accident quand elle Ă©tait petite, mais elle connaissait la vĂ©ritĂ©. Elle savait que ses parents l’avaient dĂ©figurĂ©e pour qu’elle devienne indĂ©tectable et qu’ils avaient brĂ»lĂ© ses doigts pour qu’on ne puisse pas l’identifier. Elle savait que ses empreintes digitales ne repousserait pas. Elle ne se souvenait pas de s’ĂŞtre fait mutilĂ©, mais l’histoire de Thomas ne tenait pas debout. Ce n’Ă©tait plus une gamine qui avalait n’importe quelle sornette qu’on inventait pour la protĂ©ger. Elle n’avait pas besoin d’ĂŞtre protĂ©gĂ©e, surtout pas par Thomas, qui Ă©tait sans doute enfermĂ© Ă l’heure qu’il Ă©tait, peut-ĂŞtre dĂ©jĂ exĂ©cutĂ©.
‒ Ce coup lĂ , je ne l’avais jamais vu, s’exclama le conducteur. J’ai pas de sĂ©quenceur ADN ici, j’imagine que tu n’as pas de papiers sur toi, hein?
‒ Non, répondit Andrée, je les ai perdu.
‒ Puisque tu n’existes pas pour l’ordinateur, on va te garder ici jusqu’Ă ce qu’on t’identifie. Tu sais cuisiner au moins?
Andrée était coincée dans la forêt chez un chasseur de primes, mais la journée aurait pu être pire. Largement pire. Si elle en avait eu la force, Andrée aurait sourit. Mais elle se contenta de regarder le chasseur de primes et de hocher la tête en le regardant dans les yeux.
3.
Le car roulait depuis quelques minutes seulement mais la chaleur y Ă©tait dĂ©jĂ Ă©touffante. Thomas regardait la ville dĂ©filer Ă travers la vitre et sentait la sueur qui se mĂŞlait Ă la crasse sous ses vĂŞtements. Il sentait la cuisse de son voisin contre la sienne, la cuisse du garde Securitas qui l’avait attendu Ă l’entrĂ©e du car et qui transpirait maintenant abondamment sous sa chemisette. Thomas fixait le minuscule ventilateur que le chauffeur avait fixĂ© au tableau de bord devant lui et essayait de sentir un peu d’air frais de cette direction. Peine perdue.
Thomas reconnaissait la ville et le trajet qu’empruntait le car. Il y avait voyagĂ© souvent, quand prendre l’avion Ă©tait encore normal. Il repensait Ă sa vie d’avant et au moment oĂą son quotidien avait changĂ©, brutalement. Il se rappelait comment, dix ans plus tĂ´t, un couple d’amis, Samira et Pierre, avait frappĂ© Ă sa porte, un peu avant minuit. C’Ă©tait des amis de travail, des connaissances. Il n’aurait jamais cru qu’ils lui accordaient une confiance absolue. Il se douta qu’il y avait un problème quand il entendit Pierre chuchoter, de l’autre cĂ´tĂ© de la porte « Thomas, ouvre nous s’il te plaĂ®t. » Il aurait pu envoyer un message sur Facebook pour prĂ©venir, comme tout le monde. Thomas eut un choc en ouvrant. Pierre avait le visage tumĂ©fiĂ©. Ses vĂŞtements et ceux de Samira Ă©taient sales, de terre ou de sang sĂ©chĂ©, c’Ă©tait difficile Ă dire. Surtout, Samira tenait dans ses bras un drap blanc, sur lequel une grande tache rouge et humide s’étendait. Dans le drap, leur fille de six ans, Khadija, que Thomas avait dĂ©jĂ vu quelques fois. Elle avait la tĂŞte et le reste du corps en sang. On ne savait pas oĂą Ă©tait la blessure, ou mĂŞme s’il s’agissait de son sang Ă elle. « Prends la et amène la Ă l’hĂ´pital. Je t’en supplie » lui avait alors dit Samira, les yeux aux bords des larmes. Thomas Ă©tait paralysĂ©, incapable de rĂ©flĂ©chir ou de rĂ©pondre. Samira continua. « Si nous y allons nous, ils vont nous arrĂŞter. Nous devons partir et reviendrons dans six jours la chercher. » Elle fit mine de donner la fillette Ă Thomas, qui tendit mĂ©caniquement les bras pour la rĂ©ceptionner. Il entendit Pierre lui dire merci en lui prenant l’Ă©paule et en le regardant dans les yeux, dans ce qui aurait du ĂŞtre un Ă©change d’amitiĂ© virile. Thomas Ă©tait tellement choquĂ© qu’il ne rĂ©pondit pas. Le couple partit en dĂ©valant les escaliers. Samira se retourna une dernière fois sur le palier de l’entresol. Elle se tourna vers sa fille avant de disparaĂ®tre dans la cage d’escalier, vraiment en larmes cette fois. Thomas n’avait jamais revu ni Pierre ni Samira. Il avait Ă©tĂ© avec Khadija presque tous les jours depuis, jusqu’Ă l’avant veille.
Le car roulait toujours. Ils Ă©taient maintenant sortis de la ville. La route Ă©tait large, mais ils ne croisaient quasiment personne. Des deux cĂ´tĂ©s de la chaussĂ©e, la forĂŞt de pins et de bouleaux s’Ă©tendait Ă perte de vue. De nombreux pins avaient des Ă©pines oranges et les bouleaux des branches noirâtres et sans feuilles. Ils Ă©taient malades ou morts. Parfois, la forĂŞt disparaissait et laissait apparaĂ®tre une terre jaune et sablonneuse. Des souches en Ă©mergeaient par endroit et les Ă©pines de pin parsemaient le sol. On aurait dit une grande plage triste et dĂ©serte, sans mer et sans eau. On sentait mĂŞme de temps Ă autre l’odeur de rĂ©sine des conifères fraĂ®chement abattus. Thomas aimait beaucoup cette odeur, mais dans la moiteur du car, il avait l’impression que la rĂ©sine se mĂŞlait Ă la crasse et que sa peau collait encore plus Ă ses vĂŞtements. Après une demie heure de route, le car tourna Ă droite, sur une route secondaire, plus Ă©troite. Environ deux kilomètres de forĂŞt plus loin, un champ de structures blanches apparu des deux cĂ´tĂ©s de la route. On aurait dit des panneaux solaires, rangĂ©s en lignes de centaines de mètres de longueur, mais leur surface Ă©tait entièrement blanche. Le blanc Ă©tait pur et Ă©blouissant, une couleur inhabituelle tant tout, dans la rĂ©gion, Ă©tait normalement recouvert de poussière ocre de terre.
Sur les sièges derrière Thomas, les autres dĂ©tenus Ă©mergeaient de la torpeur du voyage. Sans qu’ils n’aient dit un mot, Thomas les entendaient regarder autour d’eux, il entendait leurs membres bouger sur leurs sièges, leurs pieds qu’ils dĂ©gourdissaient, quelques soupirs et toussotements, un râle suivi d’une toux grasse ‒ probablement la femme blessĂ©e deux rangĂ©es derrière lui. Puis le camp apparu. On voyait d’abord une clĂ´ture surmontĂ©e de fil de rasoir. Les extrĂ©mitĂ©s du camp Ă©taient bien visible, on aurait dit qu’il Ă©tait encerclĂ© par le champ de structures blanches Ă©clatantes. La route asphaltĂ©e s’arrĂŞtait devant une grande porte, seule ouverture dans la clotĂ»re, qui devait faire dans les quatre mètres de haut. Des gardes Securitas postĂ©s Ă l’entrĂ©e tirèrent la porte pour faire entrer le bus, qui s’arrĂŞta dĂ©finitivement sur ce qui devait ĂŞtre la place centrale du camp, un grand parking en terre, sur lequel on ne voyait que trois tout-terrains militaires. Droit devant, sur une grande dalle de bĂ©ton, quelques prĂ©fabriquĂ©s gris empilĂ©s les uns sur les autres tranchaient avec les rangĂ©es de grandes tentes en toile bleue foncĂ©e, sur lesquelles on lisait des numĂ©ros et des inscriptions tracĂ©s Ă la craie blanche.
Le car s’arrĂŞta et les gardes Securitas se levèrent presque en mĂŞme temps. Ils firent descendre leurs prisonniers devant eux, en file indienne. Thomas se retrouva premier de la file et, une fois le pied Ă terre, ne sut pas oĂą se diriger. Il sentit son garde Securitas derrière lui qui lui pressa sa matraque dans le dos et le poussa droit devant, jusqu’Ă l’entrĂ©e d’un prĂ©fabriquĂ©, oĂą on lui dit d’attendre et de ne pas bouger. Il en profita pour regarder autour de lui. Entre les tentes, il voyait des prisonniers sans uniformes, tellement poussiĂ©reux qu’on ne distinguait pas la couleur de leurs vĂŞtements. Des femmes Ă©taient accroupies devant leurs tentes, quelques enfants courraient dans les allĂ©es, le visage plein de poussière, les pieds nus sur la terre dure. Des gardes Securitas scrutaient les allĂ©es du haut d’un mirador qui s’Ă©levait Ă cĂ´tĂ© de la grande porte, Ă l’entrĂ© du camp.
Thomas n’osait pas se l’avouer, mais il avait eu peur qu’on les transportât en bus pour aller les exĂ©cuter en fĂ´ret. Arriver dans ce camp Ă©tait un soulagement. En voyant ces familles, il compris qu’il ne mourrait pas de faim. Il pensa Ă Khadija. Son tĂ©lĂ©phone Ă©tait restĂ© dans la cabane près du lac, lĂ oĂą il s’Ă©tait fait arrĂŞter. A l’heure qu’il Ă©tait, le gros porc qui les avait dĂ©noncĂ© l’avait sĂ»rement dĂ©jĂ revendu. Khadija n’avait aucun moyen de le contacter, ni lui de la retrouver. Il n’Ă©tait pas tout Ă fait sĂ»r qu’elle aurait essayĂ© de le contacter si elle avait pu, mais cette rĂ©flexion le mettait bizarrement mal Ă l’aise.
Il regarda derrière lui. En file indienne, la vingtaine de prisonniers descendus du bus attendait sous le ciel toujours aussi blanc, dans l’air toujours aussi moite. Les Securitas qui les avaient amenĂ©s remontaient Ă bord du car, qui avait dĂ©jĂ manoeuvrĂ© pour repartir. Deux militaires, armĂ©s de fusils-mitrailleurs, surveillaient la file. Thomas remarqua que la fille Ă la compresse pleine de sang posĂ©e sur l’arcade n’Ă©tait plus lĂ . Sans doute Ă l’infirmerie, ou bien est-elle encore dans le bus en attendant d’ĂŞtre transportĂ©e ailleurs. Ou pire.
La porte du prĂ©fabriquĂ© s’ouvrit et une voix cria « Lenz! » de manière toute militaire. Thomas s’avança jusqu’Ă la porte, puis entra dans la pièce climatisĂ©e. Derrière un bureau, un militaire avec des Ă©paulettes de lieutenant Ă©tait assis et regardait l’Ă©cran de son laptop. Debout, contre le mur opposĂ©, un autre homme, en civil, sale et couvert de poussière, regardait Thomas. Sous la couche de poussière, on devinait des cheveux frisĂ©s, des yeux noirs qui jaugeait le nouveau venu et une barbe coupĂ©e Ă ras sur des joues bouffies. Le lieutenant prit la parole, sans quitter son Ă©cran des yeux. « Lenz, vous mettez ça Ă votre cheville droite », dit-il en lui donnant un bracelet en plastique rouge. Thomas s’exĂ©cuta pendant que le lieutenant continuait. « Chichi, tu le prends avec toi, vous faites Ă©quipe ‒ rĂ©colte et chaux. Maintenant vous foutez le camp. » Thomas Ă©tait encore en train d’accrocher son bracelet de cheville quand Chichi ‒ apparemment le nom de l’homme poussiĂ©reux ‒ s’avança vers lui, le pris par le bras et l’emmena dehors, s’engouffrer de nouveau dans l’air moite et Ă©touffant.
Chichi tenait toujours le bras de Thomas, et commença Ă expliquer, sans le regarder. « Personne ne m’appelle Chichi, compris? Pour toi c’est Hicham, et moins tu me parles, mieux je me porte. Vu ta dĂ©gaine, tu vas pas faire long feu ici. » Thomas ne rĂ©pondit pas. Il Ă©tait vexĂ© d’ĂŞtre pris d’aussi haut. Il avait envie de se justifier, d’expliquer qu’il avait traversĂ© l’Europe pour venir ici, que s’il n’avait pas Ă©tĂ© dĂ©noncĂ© la veille il serait dĂ©jĂ loin, qu’il avait recueilli et Ă©levĂ© une petite fille musulmane qui l’attendait sĂ»rement dans les environs pour repartir, mais il prĂ©fĂ©ra se taire. Hicham n’avait pas l’air d’ĂŞtre du genre Ă vouloir argumenter. « On va directement Ă la chaux. La rĂ©colte on commence cette nuit, Ă 3 heures. Pour manger tu vas là ‒ Hicham indiqua un prĂ©fabriquĂ© jouxtant celui dont ils Ă©taient sortis ‒ tu recevras un bouillon et 70 centilitres d’eau deux fois par jour. Tu y vas Ă l’heure que tu veux, tu montre ton iris Ă la machine et tu rĂ©cupères ta bouffe. Y’a pas de plat, c’est Ă toi de te trouver une gamelle et une bouteille. Y’a pas d’autre source d’eau dans le camp, Ă toi de voir si tu prĂ©fères boire ou te laver. » Thomas essayait d’intĂ©grer les informations d’Hicham les unes après les autres. A la mention de l’eau, il comprit ce qui l’avait troublĂ© en arrivant dans le camp. Nulle part il n’avait vu du linge sĂ©cher, des bidons ou mĂŞme une flaque d’eau.
Hicham marchait d’un pas rapide, Thomas suivait comme il pouvait. Il essayait de rester Ă cĂ´tĂ© de lui pour entendre les instructions qu’il donnait. « La chaux, on commence tout de suite. Tu verras, tu as juste Ă prendre une pelle et Ă verser la chaux dans la fosse. » Ils marchaient Ă travers les tentes, en direction opposĂ©e Ă l’entrĂ©e. Le camp Ă©tait beaucoup plus grand que ce que Thomas avait d’abord estimĂ©. Ils devaient ĂŞtre 10 000, peut-ĂŞtre plus. Alors que Hicham terminait sa phrase, la ligne de tentes s’interrompit. Et lĂ , Thomas comprit. Derrière la dernière rangĂ©e de tente, presque accolĂ©es Ă la clĂ´ture, quatre fosses d’environ vingt mètres sur trois se suivaient. Des planches de bois Ă©taient posĂ©es en travers de chacune d’entre elle, dans le sens de la largeur. L’odeur Ă©tait insoutenable. Acre et pestilentielle, accompagnĂ©e du bruit de milliers de mouches qui tournoyaient dans les fosses, au dessus des fosses, autour des fosses, partout. Un brouillard de mouches. Thomas eut un haut-le-coeur. Il en aurait vomi s’il avait eu le ventre plein. Sur une planche, au dessus de l’une des fosses, une femme Ă©tait accroupie. Elle urinait. C’Ă©tait les sanitaires du camp.
« LĂ c’est calme, tout le monde travaille. On n’a pas beaucoup de temps, il faut faire vite avant que les gens reviennent. » Hicham se dirigea vers une brouette pleine de poudre blanche, genre plâtre, garĂ©e Ă cĂ´tĂ© de la fosse la plus Ă©loignĂ©e. « Prends ta pelle et fais attention Ă pas m’en foutre dessus, ça va me brĂ»ler la peau et je risque de pas ĂŞtre content. Ca va, c’est pas trop compliquĂ©? » Ca plaisait Ă Thomas que Hicham ironise, mais il ne rĂ©pondit toujours rien, il Ă©tait trop mal pour oser parler. A chaque fois qu’il avalait sa salive, il sentait l’odeur qui se dĂ©gageait des fosses pour s’imprĂ©gner dans ses narines et dans sa bouche. Il attrapa simplement la pelle posĂ©e contre la brouette et se mit au travail, Ă cĂ´tĂ© de Hicham. Il Ă©tait fatiguĂ©, il n’avait rien mangĂ© depuis qu’il avait Ă©tĂ© retenu dans la tour, en ville, et la poussière le faisait tousser. Mais il voulait montrer qu’il Ă©tait fort, lui aussi, et essayait de mettre le plus d’ardeur possible dans sa tâche. Alors qu’il avait balancĂ© tout au plus deux pelletĂ©es dans la fosse, il sentit que Hicham le regardait.
‒ Tu viens d’en mettre autant lĂ , Ă l’instant? dit Hicham.
‒ Oui, rĂ©pondit Thomas, s’attendant Ă ce que Hicham s’excuse de l’avoir pris de haut un peu plus tĂ´t.
‒ Oh le con! Mais quel con!
Hicham laissa tomber sa pelle et couru loin de la fosse. Une fois Ă vingt mètres il cria « Mais reste pas lĂ , barre toi! » Thomas rejoint Hicham en courant, sa pelle Ă la main, l’air ahuri.
‒ Qu’est-ce qu’il se passe? Qu’est ce que j’ai fait? demanda Thomas.
‒ A ton avis, tĂŞte de con, pourquoi est-ce qu’on met de la chaux dans la merde? Pour que tu sois pas choquĂ© par la vue quand t’iras te vider tout Ă l’heure? T’as vraiment rien dans le crâne? La chaux, c’est de l’oxyde de calcium, ça rĂ©agit avec l’eau qu’est dans les matières fĂ©cales. Ca permet de dĂ©composer tout ça et d’Ă©viter que ça pue encore plus. Mais en rĂ©agissant, ça fait de la chaleur, ça bout. Et avec ce que t’as balancĂ© Ă l’instant, on va avoir droit Ă une explosion de merde.
Tout en parlant, Hicham regardait fixement le point oĂą Thomas avait lancĂ© ses deux pelletĂ©es de chaux. D’un coup, on entendit une petite explosion Ă©touffĂ©e et quelques gouttes du contenu de la fosse furent Ă©parpillĂ©s lĂ oĂą Hicham et Thomas se tenaient quelques instants plus tĂ´t. « Si tu Ă©tais restĂ© lĂ -bas, ça aurait atterri sur toi, dit Hicham, et, plus grave, sur moi. Je sais pas si t’as captĂ© mais on n’a pas de machines Ă laver ici. »
Thomas reprit le travail aux cĂ´tĂ©s de Hicham, en faisant attention Ă bien doser ses pelletĂ©es. Il savait que Hicham le dĂ©testait parce qu’il Ă©tait certainement moins bon que son coĂ©quipier prĂ©cĂ©dent. Il se rassurait en se disant qu’il valait mieux ĂŞtre haĂŻ qu’ignorĂ©. Au moins, ses ennemis, on pense Ă eux et on les surveille. Alors que les autres peuvent mourir sur le bord de la route dans l’indiffĂ©rence gĂ©nĂ©rale.
Après plusieurs heures de travail autour des fosses, Hicham fit signe Ă Thomas d’arrĂŞter. Sa gorge Ă©tait sèche, la poussière de chaux irritait sa peau, ses muqueuses, ses yeux. Il avait l’impression que son corps brĂ»lait Ă l’intĂ©rieur et Ă l’extĂ©rieur. Et il savait qu’il n’y avait rien pour se laver. Hicham lui indiqua la tente oĂą aller dormir avant de commencer la rĂ©colte. Il allait pendant ce temps lui trouver une bouteille en plastique pour qu’il puisse aller recueillir sa ration d’eau. MĂŞme s’il le mĂ©prisait, Hicham commençait Ă le prendre sous son aile ‒ sans doute parce que si Thomas faiblissait trop pour travailler, Hicham aurait deux fois plus de boulot. Cette attention avait beau ĂŞtre complètement utilitariste, elle remplit Thomas de fiertĂ©.
Les tentes faisaient une vingtaine de mètres de long. Elles ne fermaient pas, on voyait en passant devant chacune d’entre elles des hommes et des femmes allongĂ©s, qui dormaient. Thomas reconnu l’une des personnes qui avait voyagĂ© avec lui dans le car, assise devant une tente, le regard vide, sans chaussures. ArrivĂ© dans la tente qu’on lui avait indiquĂ©, Thomas se coucha sur un des matelas qui trainaient Ă mĂŞme le sol, mais la poussière le faisait tousser et l’empĂŞchait de dormir. Une femme, assise Ă l’autre bout de la tente, se leva, pris une petite bouteille d’eau et s’approcha de lui. Elle lui souleva la tĂŞte d’une main et le fit boire de l’autre. Elle Ă©tait maigre, plus maigre que les personnes que Thomas avait vu jusque lĂ , et elle parlait une langue que Thomas ne comprenait pas. Après quelques gorgĂ©es, l’irritation s’attenua et Thomas s’endormit.
Il fut rĂ©veillĂ© par Hicham, qui lui secouait l’Ă©paule de la pointe du pied. Il faisait nuit, et la tente s’Ă©tait remplie. Tous les matelas Ă©taient occupĂ©s, il y avait des corps partout qui respiraient doucement. « C’est reparti, dit Hicham, lève toi et suis moi, on part Ă la rĂ©colte. » Il marchait devant, avec une petite lampe Ă LED pour Ă©clairer le chemin. Les gardes postĂ©s devant la porte du camp reconnurent Hicham et les laissèrent passer. « Ton bracelet Ă la cheville, c’est un GPS. Une fois que tu l’a mis, tu ne peux plus l’enlever. Donc tu me suis et tu tentes rien. » La rĂ©colte consistait Ă ramasser la rosĂ©e accumulĂ©e sur les panneaux blancs que Thomas avait vu en arrivant. Pour chaque panneau, il fallait utiliser un racloir pour faire tomber les gouttes vers le bas, oĂą l’eau coulait dans une rigole et venait goutter dans une petite bouteille d’un demi-litre. Les quelques gouttes de rosĂ©e sur chaque panneau remplissaient Ă peine la moitiĂ© des bouteilles. Une fois la rosĂ©e du panneau rĂ©coltĂ©e, il fallait dĂ©crocher la petite bouteille et vider son contenu dans un bidon plus grand. Thomas voyait d’autres Ă©quipes faire le mĂŞme travail, leurs petites lampes Ă LED s’agitant dans la nuit noire, Ă plusieurs dizaines de mètres au loin. Il voyait aussi des gardes ou des militaires faire des rondes avec des lumières beaucoup plus puissantes, qui l’Ă©blouissaient de temps Ă autre. « C’Ă©tait des panneaux solaires avant, commença Hicham. Mais avec la poussière qu’il y a ici, il fallait les laver tous les jours pour qu’ils fonctionnent. Un jour, le commandant a dĂ©cidĂ© que l’eau valait trop cher pour que ce soit rentable et il a tout fait recouvrir de polystyrène pour faire de la rĂ©colte de rosĂ©e. Pour l’Ă©nergie, on est passĂ© au charbon de bois. Mais au rythme oĂą on va, il n’y aura bientĂ´t plus un hectare de forĂŞt aux alentours. » Ca expliquait les scènes de dĂ©solation que Thomas avait vu depuis le bus. Les arbres Ă©taient abattus, coupĂ©s puis brĂ»lĂ©s pour faire du charbon. C’est à ça que devaient ĂŞtre occupĂ©s les autres prisonniers pendant la journĂ©e.
‒ Depuis combien de temps es-tu ici? demanda Thomas.
‒ Longtemps, répondit Hicham. Et il ne décrocha plus un mot de toute la nuit.
Après trois jours dans le camp, Thomas commençait Ă se faire Ă la routine du travail. Hicham lui avait trouvĂ© une bouteille, une assiette creuse et une cuillère et le distributeur reconnaissait son iris correctement. La moiteur avait cessĂ©e, et les nuits Ă©taient presque fraĂ®ches. Les horaires de travail dĂ©calĂ© lui permettait de ne jamais faire la queue pour manger, quand les prisonniers travaillant au charbon devaient parfois attendre une heure ou plus. On les reconnaissait facilement, ils avaient de la poussière noire sur le corps au lieu de la poussière ocre des autres. Thomas n’avait pas cherchĂ© Ă entrer en contact avec les autres prisonniers, il pensait Ă sortir d’ici et Ă retrouver Khadija.
Il repensait au moment oĂą il s’Ă©tait fait prendre. Il s’en voulait d’avoir baissĂ© la garde Ă ce point, de s’ĂŞtre laissĂ© aller Ă faire confiance Ă ce type qui les hĂ©bergeait pour la nuit. Il repensait Ă leur arrivĂ©e près du lac. Comment, descendus de leurs vĂ©los, ils avaient rencontrĂ© cet homme qui leur a spontanĂ©ment proposĂ© de les hĂ©berger. Comment l’homme avait engagĂ© la conversation, comment il n’avait pas Ă©tĂ© dĂ©goĂ»tĂ© comme les autres par le visage de Khadija, comment il avait sorti une eau-de-vie pour cĂ©lĂ©brer leur grand voyage qui touchait presque Ă sa fin. Et comment il avait fait boire Thomas jusqu’Ă ce qu’il s’endorme pendant que ce gros type les balançaient aux flics. Avec leur deux vĂ©lo, leurs affaires et son portefeuille, il avait touchĂ© le jackpot. Peut-ĂŞtre en avait-il vraiment besoin. Ou peut-ĂŞtre qu’il balançait rĂ©gulièrement les voyageurs aux autoritĂ©s. C’Ă©tait le plus probable, vu son talent pour gagner la confiance de ses interlocuteurs et la potence de son eau-de-vie. Peut-ĂŞtre que Khadija lui en voulait de cette erreur. Elle n’aurait pas eu tort.
En dehors des heures de travail, Hicham avait l’air occupĂ© en permanence, visitant des tentes aux quatre coin du camp et saluant presque tout le monde. On aurait dit qu’il parlait toutes les langues. Il Ă©tait Ă l’aise avec toutes les coutumes, tantĂ´t serrant les mains, tantĂ´t posant sa paume droite sur le coeur, tantĂ´t joignant les paumes en se courbant lĂ©gèrement. Thomas avait aussi remarquĂ© qu’il prĂ©levait toutes les nuits un bon litre d’eau de la rĂ©colte, dans une bouteille qu’il attrapait par terre, vide, en sortant du camp, qu’il cachait sous sa chemise puis qu’il reposait, pleine, juste avant de rentrer. Il devait avoir un arrangement avec un gardien qui la lui achetait. Ca expliquait qu’il puisse rester aussi joufflu malgrĂ© les maigres rations de bouillon du camp.
La quatrième nuit, le temps sec avait provoquĂ© une rosĂ©e beaucoup plus abondante que d’habitude. Sur l’un des panneaux, une bouteille Ă©tait sur le point de dĂ©border. Thomas en profita pour prendre un peu d’eau dans ses mains et se laver le visage. La fraĂ®cheur de l’eau percuta sa peau sale, l’eau coulait sur ses mains en rigoles noires, pleines de poussière, et traçait des rivières sur ses avants-bras. Il se sentit si bien que les larmes lui montèrent aux yeux. Il avait envie de prendre le bidon d’eau qu’ils traĂ®naient avec eux et de se le verser sur la tĂŞte, frotter la crasse accumulĂ©e dans ses oreilles, entre ses doigts de pieds, sur ses testicules, dans le pli de son bras, sur sa nuque, partout.
Hicham interrompit sa rĂŞverie, comme s’il avait lu dans ses pensĂ©es « Calme ta joie tout de suite et continue le boulot! Le commandant sait qu’on doit rĂ©colter plus cette nuit, arrĂŞte d’en mettre partout! » Il hurlait en chuchotant et semblait encore plus Ă©nervĂ© contre Thomas que d’habitude. « Y’en a marre des types comme toi qui sabotent notre boulot! Tu crois qu’on survit comment ici? En prenant des douches Ă la rĂ©colte? Tu crois qu’il est pas au courant que la rosĂ©e augmente quand il fait sec, le commandant? » Il Ă©tait tellement en colère qu’il en oubliait parfois de chuchoter.
‒ Dans ce camp ou Ă l’extĂ©rieur, pour moi, c’est pareil, je m’en sors. Je m’en suis toujours sorti. Mais je vais pas me prendre un coup de taser parce que quelqu’un comme toi me pourrit mon travail!
‒ Quelqu’un comme moi? demanda Thomas.
‒ Oui, quelqu’un comme toi! Un blanc qui s’est toujours très bien accommodĂ© du système, qui en a bien profitĂ©, et qui, mĂŞme ici, dans ce camp de la mort au milieu de rien, reste persuadĂ© qu’il est enfermĂ© par erreur et qu’un militaire va venir le chercher en s’excusant avec des vĂŞtements propres et une cabine de douche! Vous avez toujours Ă©tĂ© incapables de voir ce qui se tramait, et c’est toujours pareil aujourd’hui! L’oppression des arabes et des noirs, c’est normal, pour vous! C’est normal, qu’on travaille comme des chiens! C’est exactement la mĂŞme chose que ce que vous avez fait au Cameroun, au Congo, en Namibie, au Togo, partout! Et maintenant que vous ĂŞtes lĂ avec nous, vous ĂŞtes mĂŞme pas capable de bosser convenablement et de faire en sorte que cette prison soit vivable! Non, il faut que vous pleurnichiez sur votre sort, que vous ralentissiez les cadences. Et que vous fassiez des conneries!
Après un moment de silence, Thomas osa timidement chuchoter.
‒ J’Ă©tais pas au Cameroun, moi, et je travaille bien, non?
‒ T’Ă©tais peut ĂŞtre pas au Cameroun, mais t’as fait quoi de tes privilèges? Tu t’es bougĂ©? As-tu seulement pris la peine de comprendre comment on en Ă©tait arrivĂ© lĂ ? T’es ici pour quoi, toi? La loi PNR? Celle sur les dĂ©chets? Quel que soit la loi idiote sur la responsabilitĂ© environnementale qui t’a fait plonger, au moins ça veut dire que t’en profitais un peu. Moi, je suis lĂ parce que je suis Musulman, parce que je suis dangereux pour vous. Je suis arrivĂ© ici quand toi t’avais encore ta carte Easyjet plus!
Thomas n’avait jamais eu de carte Easyjet plus, mais il ne dit rien et reprit le travail. Il ne voyait pas encore la lueur rouge Ă l’horizon qu’on percevait timidement au dessus des derniers pins. Bien trop tĂ´t pour que ce fĂ»t le lever du soleil.
4.
En quelques jours, AndrĂ©e s’Ă©tait faite Ă la vie dans la forĂŞt. Elle se sentait Ă sa place depuis que le chasseur de primes l’avait prise sous son aile, mĂŞme s’il ne lui avait toujours pas dit son nom. Ils Ă©taient tous les trois dans cette clairière, AndrĂ©e, le chasseur de primes, et le petit gros, le violeur, qui Ă©tait finalement revenu Ă pied. Elle avait juste peur quand elle croisait son regard, Ă lui, mais elle pensait qu’il n’oserait pas dĂ©sobĂ©ir Ă son chef et qu’elle serait tranquille.
AndrĂ©e travaillait. Dans ce petit groupe, son rĂ´le Ă©tait de produire du carburant pour la voiture du chasseur de primes. Dans un container, Ă quelques dizaines de mètres du premier, elle diluait des graisses, qui lui arrivaient dans des bocaux ou des tupperwares. C’Ă©tait surtout des huiles, plus ou moins visqueuses, mais elle avait parfois des peaux de poulet, des os ou mĂŞme des poches entières d’un liquide jaune très gras et très Ă©pais. Dans un grand baril en plastique bleu, elle versait le tout et le diluait avec de l’essence de tĂ©rĂ©benthine. Elle touillait la mixture avec une grosse branche, pompait le liquide, le filtrait dans un autre baril, puis recommençait. Les graisses sentaient mauvais. Ses mains puaient et, ici comme ailleurs, l’eau Ă©tait trop rare pour qu’elle se les lave avec. Elle se frottait les doigts et jusqu’aux avants-bras avec des feuilles mortes et des Ă©pines qu’elle trouvait par terre, Ă l’extĂ©rieur du container. Ca faisait rougir la peau et n’enlevait pas beaucoup de graisse, mais c’Ă©tait mieux que rien. Les vapeurs d’essence la faisaient parfois saigner du nez. Le chasseur de primes lui avait dit qu’elle ne craignait rien et qu’elle n’avait pas besoin de gants. Au ton qu’il avait employĂ©, ça aurait pu vouloir dire qu’elle ne craignait rien parce que l’état de sa peau ne pouvait pas empirer. Mais AndrĂ©e avait sa place. Elle passait ses journĂ©es seule dans le container, elle s’y sentait presque chez elle. La nuit, le chasseur de primes l’enfermait Ă l’intĂ©rieur, elle y dormait sur un minuscule matelas posĂ© Ă mĂŞme le sol. Elle avait vomi une fois au rĂ©veil Ă cause des vapeurs d’alcool, mais elle se disait qu’elle s’habituerait et que ça passerait.
Elle devait aussi surveiller le feu sous un alambic qui prenait toute la place au fond de la pièce. Dans un cube de bĂ©ton de la taille d’une petite table, un foyer de charbon de bois faisait chauffer un ballon en mĂ©tal, duquel s’Ă©chappait un grand tube qui circulait dans tout le container avant de terminer sa course dans un seau en plastique, oĂą le liquide gouttait. Le chasseur de primes y fabriquait tantĂ´t du solvant Ă partir de la rĂ©sine des pins alentours, tantĂ´t de l’alcool Ă partir de sucre en poudre. Il avait expliquĂ© Ă AndrĂ©e comment tout ça fonctionnait. Un chimiste d’un camp de travail aux environs, un certain Hicham, l’avait aidĂ© Ă tout mettre en place. Il lui Ă©changeait rĂ©gulièrement de la nourriture contre l’alcool qu’il produisait lĂ . Elle n’avait pas exactement compris comment la rĂ©sine de pin se transformait en solvant, comment le sucre se transformait en alcool ni comment le moteur du tout-terrain avait Ă©tĂ© modifiĂ© pour rouler avec le mĂ©lange de graisses plutĂ´t que de l’essence normale, mais elle faisait bien son boulot. Le chasseur de primes l’avait mĂŞme fĂ©licitĂ©e et lui avait promis qu’il lui apprendrait bientĂ´t Ă conduire.
Il fallait juste faire attention Ă l’empreinte thermique. Le toit du container Ă©tait recouvert de plusieurs couches de feuilles brillantes pour Ă©viter de se faire dĂ©busquer par les camĂ©ras infrarouges. Le chasseur de primes appelait ça du polyĂ©thylène-quelque-chose mais on aurait surtout dit de l’aluminium, ou des couvertures de survie. Tout ça Ă©tait Ă son tour recouvert de feuilles mortes pour Ă©viter de trop briller au soleil pour les camĂ©ras standards. La cheminĂ©e qui Ă©vacuait la fumĂ©e de l’intĂ©rieur du container Ă©tait un tuyau long d’au moins quatre mètres, contorsionnĂ© en plusieurs endroits, pour que la fumĂ©e soit moins chaude au moment de sortir. Si AndrĂ©e voyait un drone survoler la forĂŞt, elle devait courir dans son container et y diminuer le feu de l’alambic au minimum. Mais comme elle restait le plus souvent Ă l’intĂ©rieur, cette règle n’Ă©tait pas trop contraignante. Le chasseur de primes, lui, passait le plus clair de son temps sur son laptop. Il disait qu’il Ă©tait contracteur chez Securitas et G4S, mais il avait surtout l’air de vivre de combines pas très lĂ©gales pendant que son homme de main, le violeur, rĂ©coltait la rĂ©sine des pins ou allait ramasser du bois.
Quand elle n’Ă©tait pas occupĂ©e Ă malaxer de la graisse dans un baril pour fabriquer du diesel, AndrĂ©e reprenanait le livre qu’elle trimbalait dans son sac, son seul livre, sa mĂ©thode de suĂ©dois. Elle aurait prĂ©fĂ©rĂ© faire ça sur un tĂ©lĂ©phone ou une tablette, comme tout le monde, mais elle n’en avait pas et, tant qu’elle n’aurait pas d’identitĂ© lĂ©gale, elle ne pourrait pas en avoir. Elle n’avait pas d’autre choix que d’utiliser des livres et, comme on n’Ă©ditait plus de mĂ©thodes de langue en papier depuis longtemps, elle avait peur que son suĂ©dois soit complètement surannĂ© quand elle arriverait lĂ bas. Un soir, elle rĂ©pĂ©tait Ă haute voix une conversation du bouquin (elle les connaissait toutes par coeur), quand le chasseur de primes la surprit. Elle se sentit idiote, Ă se dire Ă elle mĂŞme que oui merci, il y avait une quantitĂ© de choses qu’elle aimerait bien acheter (« Ja tack! Det är en mängd saker jag skulle vilja köpa ») et que le rayon des objets artisanaux se trouvait au sous-sol (« Hemslöjdsavdelningen ligger en trappa ner »). Peut-ĂŞtre que le chasseur de primes en avait entendu plus. A la surprise d’AndrĂ©e, il ne le pris pas mal, au contraire.
‒ Ton suĂ©dois est vraiment très bon! C’est lĂ bas que tu veux aller alors, comme les autres?
‒ Oui, c’Ă©tait notre projet, avec Thomas, qui s’est fait arrĂŞter, rĂ©pondit AndrĂ©e. Elle parlait Ă voix basse, en regardant ses pieds.
‒ Tu sais, j’ai suffisamment d’amis entre ici et la Mer Baltique pour que tu puisses y rentrer sans problème. Qui sait? Tu pourrais peut-ĂŞtre mĂŞme y aller en avion!
Il disait ça d’un air jovial, on aurait dit qu’il souriait tendrement. « Continue Ă bien travailler ici et je verrai ce que je peux faire pour toi. » Depuis cette conversation, AndrĂ©e se sentait vraiment bien. Les vertiges qui la prenait au dessus du baril de graisse semblaient plus lĂ©gers. Elle s’imaginait sa vie en Suède. Elle travaillerait dur et pourrait avoir son appartement en ville, avec l’eau courante. Elle pourrait peut-ĂŞtre mĂŞme faire des Ă©tudes, devenir mĂ©decin, ou avocate. Et quand elle serait riche, elle pourrait se payer toute la chirurgie nĂ©cessaire pour que son visage devienne normal. Et les gens dans la rue lui diraient « Hej, är det bra? » et elle rĂ©pondrait « Tack, jag mĂĄr bra » comme elle l’avait appris dans sa mĂ©thode. Et en le disant, elle ferait onduler ses cheveux, car elle en aurait, beaucoup, et ils seraient blonds. Et un jour elle rencontrerait un Gustav, ou un Lars, ou un Jens, et ils seraient heureux, ensemble, et peut-ĂŞtre qu’ils auraient des enfants, et elle ne les abandonnerait pas. Et si on la rejetait parce qu’elle Ă©tait trop laide, ou trop Ă©trangère, il y avait en Suède suffisamment de toilettes Ă nettoyer ou de moquette Ă aspirer pour qu’elle puisse vivre normalement, sans se cacher. Et mĂŞme si on ne voulait pas d’elle tout en bas de l’Ă©chelle, elle pourrait toujours devenir AndrĂ©e, la coupeuse de routes. Elle ferait peur aux conducteurs, et mĂŞmes les voitures automatiques seraient obligĂ©s de s’arrĂŞter quand elle se tiendrait en face d’elles, puisque leurs ordinateurs de bord ne pourraient pas reconnaĂ®tre son visage. Alors elle pointerait son arme, car elle en aurait une, sur les passagers, et ils feraient ce qu’elle voudrait. En Suède, il y avait plus qu’ici, tout le monde le savait, et elle aurait sa part de richesse, que les SuĂ©dois le voulussent ou non.
Elle se surprenait Ă ne pas intĂ©grer Thomas Ă ses rĂŞves de Suède, comme si elle en avait dĂ©jĂ fait le deuil, moins d’une semaine après qu’ils eurent Ă©tĂ© sĂ©parĂ©s. Si Thomas n’avait pas fait une confiance aveugle Ă ce type près du lac, ils seraient dĂ©jĂ arrivĂ©s. C’Ă©tait de sa faute si elle Ă©tait maintenant prisonnière et lui sans doute mort, ou enfermĂ© quelque part. Elle Ă©tait plus mĂ©fiante que lui, pensait-elle, et elle avait bien raison.
Un soir, une semaine après sa capture, le chasseur de primes vint la voir. Elle Ă©tait encore occupĂ©e Ă mĂ©langer des corps gras et de l’essence de tĂ©rĂ©benthine dans son gros baril de plastique bleu. Il marchait vite et avait perdu toute son attitude dĂ©contractĂ©e. A la place, il Ă©tait nerveux, stressĂ©.
‒ J’ai fait faire un test ADN sur toi, “AndrĂ©e Lenz”. Tu t’es bien foutue de ma gueule. Tu t’appelles Khadija Benboulaoui!
A peine eut-il prononcĂ© ce nom qu’AndrĂ©e sentit la rage et les larmes monter en elle. Elle prit le rebord du baril Ă deux mains et, en tirant très fort vers elle, le fit basculer. Il tomba et rĂ©pandit son mĂ©lange puant sur le sol. Les pieds d’AndrĂ©e furent recouverts des graisses encore solides. Il y avait des Ă©claboussures partout. Sur son pantalon, sur les murs et sur le visage du chasseur de primes. AndrĂ©e avait les poings serrĂ©s, tous les muscles contractĂ©s. Elle voulait renverser les autres barils, les pots, elle voulait prendre le tuyau de l’alambic et le casser sur le sol. Elle voulait taper les murs, cogner le chasseur de primes, qui n’allait jamais l’emmener en Suède, maintenant. Elle ne savait mĂŞme pas quoi dire, elle voulait crier mais elle ne pouvait pas, comme si sa gorge refusait de lui obĂ©ir. Sa rage ne dura pas longtemps. Le chasseur de primes se ressaisit après un moment de surprise, dĂ©gaina son taser et tira, en plein dans le ventre. AndrĂ©e tomba net.
Elle se rĂ©veilla dans la voiture, sur la banquette arrière. Il faisait encore nuit noire, mais on sentait l’aube qui se levait. Le chasseur de primes Ă©tait seul au volant et s’aperçut tout de suite qu’elle ne dormait plus. Il Ă©tait comme Ă©lectrisĂ©, sa main droite tapotait nerveusement sur le levier de vitesses. « Ah tu m’as bien eu, hein! Je t’ai nourri pendant une semaine alors que t’es qu’une sale arabe, qui m’a foutu en l’air 100 litres d’essence! Je t’emmène chez les flics, ils seront moins gentils, surtout moins cons que moi! J’ai bien envie de te crever les yeux avant, ça va pas les gĂŞner, ça. » AndrĂ©e ne rĂ©pondit rien. Elle savait que ça ne servirait Ă rien. Il continua. « Et t’ira jamais en Suède, pauvre idiote! Pourquoi, Ă ton avis, est-ce qu’ils me payent autant Ă chaque fois que j’apporte un migrant au camp? Les SuĂ©dois ne veulent pas des gens de ton espèce. » Elle voulait pleurer et regardait fixement la route, Ă©clairĂ©e par les phares.
C’Ă©tait Ă©trange, on aurait dit qu’il y avait du brouillard, alors que ça faisait plusieurs jours que le temps Ă©tait très sec.
5.
Soudain, sur le bord de la route, dans la lumière des phares, entre deux nappes de brouillard, elle vit une silhouette de dos, qui marchait en boitant. Elle reconnut immĂ©diatement Thomas. « ArrĂŞtez-vous! » cria AndrĂ©e. « ArrĂŞtez-vous! » Elle secouait le siège du conducteur des deux mains. « C’est toi qui va t’arrĂŞter tout de suite, oui! » rĂ©pliqua le chasseur de primes en la repoussant vers l’arrière de sa main droite, pendant que la gauche tenait le volant. Il se retourna tout en essayant de regarder la route et mit sa main sur la tĂŞte d’AndrĂ©e, sa paume sur son visage. Une fois la tĂŞte repoussĂ©e en arrière, il saisit ses mains pour leur faire lâcher prise sur le siège. Mais AndrĂ©e ne lâchait pas. Elle avait plus de tĂ©nacitĂ© que lui de force, et elle continuait Ă serrer l’appuie-tĂŞte du siège conducteur et Ă crier.
Alors que la rage avait pris le dessus, AndrĂ©e passa sans rĂ©flĂ©chir son bras droit autour du cou du chasseur de primes. Elle tenait son poignet droit avec sa main gauche et commença Ă tirer. Le chasseur de primes comprit trop tard ce qui lui arrivait. Il essaya d’arrĂŞter le vĂ©hicule pour pouvoir repousser AndrĂ©e des deux mains mais l’emprise du bras d’AndrĂ©e sur sa trachĂ©e Ă©tait trop forte. Il se faisait Ă©trangler par une gamine. Sa vision devint trouble, il voyait des Ă©toiles Ă travers le pare-brise. Un acouphène couvrit le bruit du moteur, il commençait Ă paniquer. Puis il s’Ă©vanouit. La voiture continua quelques secondes en ralentissant, dĂ©borda sur le bas-cĂ´tĂ© et s’arrĂŞta en percutant le talus qui bordait la forĂŞt. Le choc ne rĂ©veilla pas le chasseur de primes, mais rinça immĂ©diatement la rage d’AndrĂ©e. Elle enleva son bras et la tĂŞte du chasseur de primes tomba lourdement sur le volant. Elle avait peur qu’il se rĂ©veillât. Il fallait qu’elle parte, vite. Elle se fit glisser sur la banquette arrière et chercha sur le siège passager le mĂ©canisme pour le faire basculer. Elle n’arrivait pas Ă ouvrir la porte avant droite mais, comme il n’y avait pas de fenĂŞtre sur la portière, elle put s’extraire de l’habitacle en s’agrippant au toit. Une fois les deux pieds sur le sol, elle commença Ă courir vers l’endroit oĂą elle avait vu Thomas.
« Thomas! Thomas… Viens! » Elle criait en courant, tout en se retournant en direction de la voiture. « AndrĂ©e! Par ici! » Elle vit Thomas, derrière un arbre, allongĂ© par terre. « Je me suis cachĂ© quand j’ai vu la voiture ralentir, dit Thomas, aide moi Ă me relever, j’ai une cheville de foutue ». AndrĂ©e couru vers lui et prit la main qu’il lui tendait. Il Ă©tait plus sale qu’elle ne l’avait jamais vu, les vĂŞtements recouverts de poussière et d’aiguilles de pin. Il puait, mais elle aussi. Une fois debout, ils se sentirent mal Ă l’aise. AndrĂ©e espĂ©ra qu’il la prenne dans ses bras, comme ils faisaient dans les films. De son cĂ´tĂ©, Thomas voulu dire « Ca va? » mais ce n’Ă©tait pas la phrase appropriĂ©e pour une telle la situation. Il souriait pourtant, il Ă©tait heureux de revoir Khadija. AndrĂ©e. Aucune importance. Il fallait partir et continuer Ă avancer.
‒ La voiture, on peut la prendre? demanda-t-il à Andrée.
‒ Il y a un type dedans, je crois qu’il a perdu connaissance.
‒ Donc on peut la prendre.
Il essaya de courir vers la voiture, mais sa cheville lui faisait trop mal. AndrĂ©e lui offrit son Ă©paule en guise de canne et ils boitèrent ensemble le plus vite possible la cinquantaine de mètres qui les sĂ©parait du vĂ©hicule. Le chasseur de primes Ă©tait toujours avachi sur le volant, le moteur tournait. L’un des phares ne fonctionnait plus, mais la voiture n’aurait aucun mal Ă rouler. Thomas ouvrit la portière et, en se sentant très sĂ»r de lui, dit Ă AndrĂ©e:
‒ On le tire par terre, on monte Ă l’intĂ©rieur et on file!
Thomas prit le chasseur de primes Ă l’Ă©paule, AndrĂ©e au bras. Ils le firent tomber et il percuta le sol la tĂŞte la première. S’il se rĂ©veillait maintenant, il les frapperait tous les deux. Alors que Thomas se hissait dĂ©jĂ sur le siège du conducteur, elle se baissa pour prendre le taser que le chasseur de primes avait toujours Ă la ceinture, releva d’un geste du pouce la sĂ©curitĂ©, comme elle l’avait vu faire plusieurs fois, visa le corps Ă©tendu par terre et tira en plein dans son dos. Les muscles se contractèrent quelques secondes, mais il ne bougea pas. AndrĂ©e fit le tour de la voiture en courant et s’installa cĂ´tĂ© passager. Elle n’avait pas encore fermĂ© sa portière que Thomas avait dĂ©jĂ passĂ© la marche arrière pour reprendre la route.
Thomas avait reconnu immĂ©diatement le modèle, une Suzuki Jimny, un vieux tout-terrain qu’il avait dĂ©jĂ conduit, avant. Le moteur faisait un bruit terrible alors que la voiture ne dĂ©passait pas les 50 kilomètres heure. Le compteur indiquait 600 000 kilomètres. La voiture ne tiendrait peut-ĂŞtre pas longtemps, mais il y croyait. Il sentait que la chance avait tournĂ©e. Par sa faute, ils avaient Ă©tĂ© pris après que le type les eut dĂ©noncĂ© dans la cabane au bord du lac. Maintenant, il pouvait se racheter. Sa cheville droite lui faisait horriblement mal, mais il trouvait la force de garder le pied appuyĂ© sur l’accĂ©lĂ©rateur en pensant Ă la revanche qu’il Ă©tait en train de prendre.
Une ou deux minutes après avoir dĂ©marrĂ©, alors qu’ils n’avaient pas dit un mot, Thomas exposa son plan:
‒ Il y a un gigantesque incendie pas loin, qui se rapproche. C’est pour ça qu’il y a autant de fumĂ©e. Si la voiture tient le coup, on peut aller jusqu’Ă la ville, on y sera Ă l’abris. J’y ai encore des contacts, on pourra se reposer un peu et se laver. Ca va nous faire du bien.
‒ Qu’est-ce que tu as Ă ton pied?
‒ J’Ă©tais enfermĂ© dans un camp, je me suis Ă©vadĂ© cette nuit avec le type qui travaillait avec moi. Ils m’avaient mis un bracelet GPS Ă la cheville. Je l’ai sectionnĂ© en le frottant contre des pierres, dans la forĂŞt, si bien qu’un peu de peau est parti avec. Ca saigne mais ce n’est rien, ça va vite cicatriser.
AndrĂ©e savait quand Thomas mentait. Elle voyait qu’il souffrait. Elle voulait lui dire qu’elle n’Ă©tait plus une petite fille Ă qui il fallait cacher la vĂ©ritĂ©, qu’elle pouvait comprendre et mĂŞme aider. Mais elle n’osa pas.
‒ Et ce type dont tu parlais, demanda Andrée pour rompre le silence qui pesait à nouveau dans la voiture, tu en as fait quoi?
‒ Il est parti de son cĂ´tĂ©, il m’a dit qu’on aurait plus de chances de s’en sortir si on Ă©tait seuls. C’est grâce Ă lui que j’ai pu m’enfuir. Dès qu’il a compris que c’Ă©tait un incendie Ă l’horizon, il a dĂ©cidĂ© de se faire la malle. Il m’a dit que le camp n’avait aucune protection pour les incendies, qu’ils allaient mourir de toutes façons s’ils restaient sur place et qu’il valait mieux risquer de fuir et de se faire tirer dessus. On a eu de la chance. J’espère qu’il est toujours vivant, lui aussi.
Le jour s’Ă©tait maintenant levĂ© complètement. Tout nageait dans la fumĂ©e blanche. On distinguait Ă peine la cime des arbres. Alors qu’ils se rapprochaient de la ville, ils dĂ©passaient des petits groupes d’hommes et de femmes qui marchaient dans la mĂŞme direction. Certains faisaient des signes, criaient de les prendre avec eux. Un homme avait couru longtemps derrière la voiture, en criant que sa mère ne pouvait plus marcher, qu’elle avait besoin d’aide pour ĂŞtre transportĂ©e Ă la ville. Il y avait parfois des enfants. C’Ă©tait dur, mais ils ne pouvaient pas s’arrĂŞter. S’arrĂŞter, c’Ă©tait prendre le risque que quelqu’un les dĂ©gage de la voiture Ă leur tour. Et de toutes façons, ils ne pourraient pas emmener tout le monde. AndrĂ©e regardait droit devant, elle n’avait pas l’air très touchĂ©e par le spectacle qui se dĂ©roulait sur le cĂ´tĂ©.
Alors qu’ils ne devaient plus ĂŞtre très loin de la ville, Thomas aperçu un convoi de grosses voitures arrivant rapidement dans le rĂ©troviseur. Des voitures pareilles, c’Ă©tait forcĂ©ment le gouvernement, ou au moins la police. « S’ils nous cherchent, c’est foutu » dit Thomas Ă voix haute. AndrĂ©e se retourna, mais ne dit rien. La dizaine de vĂ©hicules du convoi dĂ©passa la petite Suzuki sans bruit. Des voitures Ă©lectriques, Ă conduite automatique et aux vitres teintĂ©es. Thomas Ă©tait rassurĂ©. Si on ne les recherchait pas encore, c’Ă©tait sans doute que tout le monde se prĂ©parait Ă lutter contre l’incendie. Ils allaient pouvoir profiter de la dĂ©sorganisation pour entrer dans la ville.
‒ On dirait qu’ils ne s’intĂ©ressent pas Ă nous. Tu es contente? Dans moins d’une semaine, on sera en Suède! On pourra mĂŞme y aller en voiture, avec de la chance. Thomas essayait d’engager la conversation avec AndrĂ©e. Il savait que l’adolescence Ă©tait une pĂ©riode difficile, il l’avait lu dans un article sur les relations père-fille. Il fallait qu’il valorise la fĂ©minitĂ© d’AndrĂ©e, qu’il accepte qu’elle plaise Ă d’autres hommes tout en restant proche d’elle. Mais voilĂ , AndrĂ©e n’Ă©tait pas sa fille et il n’avait pas trouvĂ© d’article sur les relations “homme-enfant dĂ©figurĂ©e abandonnĂ©e par ses parents en fuite”.
‒ Oui, c’est super, se contenta de rĂ©pondre AndrĂ©e. Elle voulait raconter ce qu’elle avait vĂ©cu pendant la semaine oĂą ils avaient Ă©tĂ© sĂ©parĂ©s, mais les mots ne venaient pas. Et Thomas avait sans doute souffert beaucoup plus qu’elle. Elle n’avait pas Ă©tĂ© dans un camp de prisonniers, elle aurait mĂŞme pu s’enfuir si elle l’avait voulu! Il aurait suffit qu’elle parte pendant que le chasseur de primes avait le dos tournĂ©, elle aurait mĂŞme pu embarquer un bidon d’alcool comme monnaie d’Ă©change. En pensant cela, elle se disait qu’elle n’Ă©tait pas Ă la hauteur. Les SuĂ©dois avaient raison de vouloir l’empĂŞcher de venir.
Ils Ă©taient maintenant dans la banlieue de la ville. Des entrepĂ´ts et des bâtiments industriels bordaient la route. On ne distinguait que leurs façades, le reste Ă©tait pris dans la fumĂ©e. Sur la gauche, Thomas vit un parcours de golf, entourĂ© d’une clĂ´ture presque aussi haute que celle du camp. La pelouse Ă©tait verte. Tellement verte que c’en Ă©tait une insulte Ă tous ceux qui passaient devant avec la gorge sèche, ceux qui n’avaient qu’un litre et demi par jour. Il essaya de calculer ce qu’ils rĂ©coltaient en rosĂ©e au camp. C’Ă©tait possible que toute leur production ne suffĂ®t pas pour entretenir ce green. Peut-ĂŞtre que toute l’eau qu’il avait rĂ©coltĂ©e ces derniers jours avait Ă©tĂ© versĂ©e sur ce gazon. Plus jeune, Thomas aurait senti la colère monter en lui en voyant ça. Maintenant, il se contentait de secouer la tĂŞte. Il avait beau essayer, il ne comprenait pas comment un humain pouvait vouloir en humilier un autre Ă ce point. Les riches devaient ĂŞtre bien malheureux en jouant au golf derrière ces barbelĂ©s. Ou peut-ĂŞtre qu’ils ne savaient pas. Qu’ils ne voulaient pas savoir ce que coĂ»tait leur luxe.
Il y avait de plus en plus de monde sur le bord de la route. En voyant la voiture arriver, certains se mettaient carrĂ©ment en travers, obligeant Thomas Ă donner des grands coups de volant et de klaxon pour passer. Au loin, Ă travers la fumĂ©e, Thomas vit les feux arrières d’une grosse voiture. Le convoi qui les avait dĂ©passĂ© un peu plus tĂ´t Ă©tait immobilisĂ© sur la chaussĂ©e. Autour, des groupes de piĂ©tons s’Ă©taient formĂ©s, c’Ă©tait maintenant une foule. Quelque chose bloquait. Un checkpoint. On distinguait Ă travers la fumĂ©e des barbelĂ©s posĂ©s sur la chaussĂ©e et une voiture militaire qui barrait la route. Un militaire discutait avec quelqu’un dans la voiture de tĂŞte du convoi. Les autres militaires contrĂ´laient les piĂ©tons et tentaient de les organiser en une seule queue. Ils ne laissaient entrer personne dans la ville. Les piĂ©tons prenaient un chemin sur la droite de la route après vĂ©rification d’identitĂ© par un militaire, sans doute vers un camp provisoire pour personnes dĂ©placĂ©es. Hors de question pour Thomas de se retrouver lĂ dedans. Dès qu’ils l’auraient identifiĂ©, ils l’enverraient en prison. Au milieu d’un incendie de cette taille, cela voulait dire, la mort.
Dès que le convoi repartit, Thomas embraya. Il ne rĂ©flĂ©chit pas, il fallait passer avec eux. Les voitures Ă©lectriques accĂ©lĂ©raient rapidement. Thomas avait le pied Ă fond sur l’accĂ©lĂ©rateur, il voyait une fumĂ©e noire dans le rĂ©troviseur sortir du pot d’Ă©chappement de la Suzuki. Il jeta un coup d’oeil Ă AndrĂ©e, elle souriait d’excitation. Au bout d’une poignĂ©es de seconde, la voiture Ă©tait au niveau du checkpoint. Les grosses berlines Ă©lectriques avait dĂ©jĂ creusĂ© l’Ă©cart, mais pas assez pour que les militaires aient eu le temps de repositionner les barbelĂ©s en travers de la route. Thomas continua Ă accĂ©lĂ©rer, en essayant de se donner l’air le plus sĂ©rieux possible. Comme s’il avait une chance qu’on le prĂ®t pour la onzième voiture du convoi. Un militaire cria Ă leur passage. « Halte! » Mais ils n’avaient qu’un vĂ©hicule, et la foule des piĂ©tons s’agitait, criant Ă l’injustice en voyant que deux personnes hirsutes dans un tout-terrain crasseux pouvaient entrer en ville quand eux devait se contenter d’un bidonville Ă ses portes.
DĂ©jĂ , Thomas et AndrĂ©e ne voyaient plus ni les voitures devant, ni le checkpoint derrière, trop loins dans la fumĂ©e. Thomas Ă©teignit les phares. AndrĂ©e s’Ă©tait retournĂ©e sur son siège et scrutait la brume. « Ils ne nous suivent pas! On est dedans! » Elle jubilait et criait presque. Thomas souriait, riait, en tenant le volant Ă deux mains. Il posa sa main sur l’Ă©paule d’AndrĂ©e et lui dit:
‒ Il ne nous reste plus qu’Ă nous dĂ©barrasser de cette voiture et espĂ©rer que mes amis valent encore quelque chose! Et rassieds toi correctement, ça serait dommage de se faire arrĂŞter parce que tu n’as pas ta ceinture.
6.
La ville n’avait pas vraiment changĂ©e. Thomas reconnaissait les rues, il s’y repĂ©rait encore assez bien. Il y avait moins de voitures que la dernière fois qu’il Ă©tait venu, il y a une dizaine d’annĂ©es. Mais il Ă©tait six heures et demie du matin, c’Ă©tait sans doute normal. Ou bien les habitants avaient-ils dĂ©jĂ reçu l’alerte de l’incendie et restaient-ils chez eux jusqu’Ă ce que la fumĂ©e se dissipât. Thomas remarqua que l’herbe des parcs oĂą ils venaient autrefois pic-niquer le week-end Ă©tait jaune, lĂ oĂą il en rĂ©stait. Ils avaient arrĂŞtĂ© d’arroser. Les fontaines aussi ne fonctionnaient plus. Mais Ă part ça, rien n’avait vraiment changĂ©.
« On va aller chez Sylvia, c’est une vieille amie, dit Thomas, une avocate. Je vais laisser la voiture un peu plus loin pour Ă©viter que l’on soit trop près quand les flics la trouveront. » Il s’engagea dans une petite rue pavĂ©e et arrĂŞta la voiture contre le trottoir. Il laissa les clĂ©s sur le contact, en espĂ©rant que quelqu’un la vole et la dĂ©place Ă son tour. Mais dans ce quartier cossu, cela devait faire belle lurette que personne n’avait conduit une voiture sans pilote automatique. Ils ne pourraient sans doute pas la dĂ©marrer s’ils essayaient.
‒ Suis moi et garde la tête baissée. Les caméras de surveillance ne peuvent probablement pas détecter les visages avec toute cette fumée, mais on ne sait jamais.
Ils se mirent en route. Après quelques pas, ils se rendirent compte du problème. Ils Ă©taient tous les deux terriblement sales et, mĂŞme s’ils s’y Ă©taient habituĂ©s, ils puaient Ă dix mètre Ă la ronde. Surtout, la cheville de Thomas saignait toujours et le faisait boiter de plus en plus. Une femme Ă©mergea de la fumĂ©e devant eux, elle faisait faire Ă son petit chien sa promenade matinale. Elle avait une trentaine d’annĂ©es tout au plus et portait un masque anti-pollution sur le visage. Elle s’arrĂŞta au niveau de Thomas et d’AndrĂ©e pour les dĂ©visager. Les deux continuaient pĂ©niblement Ă avancer, l’Ă©paule d’AndrĂ©e servant Ă nouveau de canne Ă Thomas. Ils regardaient leurs pieds en essayant d’ignorer la passante.
‒ Ca va? Vous avez besoin d’aide? demanda la trentenaire.
‒ Oui, merci! dit Thomas en tournant brièvement la tĂŞte. Il tenta un sourire mais tous les muscles de son visage Ă©taient contractĂ©s de douleur. La manoeuvre s’avĂ©ra contre-productive.
‒ Oula, mais ça ne va pas du tout, il vous faut un médecin! dit-elle quand elle vit les tâches de sang au bas du pantalon de Thomas.
‒ Surtout pas! Elle avait déjà sorti son téléphone de sa poche quand Thomas et Andrée se retournèrent, paniqués. Elle commençait à comprendre la situation.
‒ Bien… pas de mĂ©decin. dit-elle. Laissez-moi quand mĂŞme vous aider, je peux vous porter. Je ne dirai rien Ă personne.
‒ On peut vous faire confiance, mais pas à votre téléphone. Que vous preniez un itinéraire différent pour votre promenade va se voir et provoquer une alerte, dit Thomas.
‒ Ne dites pas de bêtises, la police ne surveille pas mes promenades, je ne suis pas assez intéressante pour eux.
Thomas ne rĂ©flĂ©chit pas longtemps. MĂŞme si elle Ă©tait de bonne foi, son tĂ©lĂ©phone enregistrerait l’adresse oĂą ils se rendaient. Si une camĂ©ra thermique les prenait tous les trois, une avec tĂ©lĂ©phone et deux sans, elle enverrait sĂ»rement un ordre Ă la patrouille de police la plus proche pour qu’ils procèdent Ă un contrĂ´le d’identitĂ©. D’un autre cĂ´tĂ©, il lui faudrait une heure pour arriver chez Sylvia sans aide. C’Ă©tait plus risquĂ©.
‒ D’accord, donnez moi votre bras, finit par dire Thomas. C’est vraiment très gentil de nous aider.
Ils marchaient tous les trois aussi vite que la cheville de Thomas le permettait. Thomas au centre, AndrĂ©e Ă sa gauche, la femme Ă sa droite, la laisse du chien autour du poignet d’AndrĂ©e. A chaque carrefour, Thomas donnait la direction Ă suivre. Une vingtaine de minutes plus tard, Thomas indiqua qu’ils Ă©taient arrivĂ©s.
« Bonne chance, dit la trentenaire en reprenant son chien. Que Dieu vous vienne en aide! » AndrĂ©e la remercia et ajouta Ă voix basse que son Dieu pouvait aller se faire foutre. Mais la femme ne l’entendit pas, elle Ă©tait repartie et Ă©tait dĂ©jĂ presque invisible dans la fumĂ©e. Thomas trouva Sylvia sur l’interphone et fut rassurĂ© de voir qu’elle n’avait pas dĂ©mĂ©nagĂ© depuis tout ce temps. Il sonna.
« Sylvia? C’est Thomas. Thomas Lenz. Tu peux me laisser entrer? » Personne ne rĂ©pondit mais la porte s’ouvrit. Par chance, l’ascenseur fonctionnait encore. Thomas se souvenait de l’Ă©tage, troisième Ă droite. Il frappa Ă la porte. Une femme ouvrit. Elle vit Thomas, poussiĂ©reux, sale, une jambe en sang, et une gamine difforme aux vĂŞtements pleins de graisse. Elle fut dĂ©contenancĂ©e quelques secondes, mais repris le dessus.
‒ Vous êtes bien matinaux! Je vous sers un café? lança-t-elle en souriant.
‒ Avec plaisir, merci. C’est vraiment très aimable Ă toi, rĂ©pondit Thomas. Il entra dans l’appartement, suivi d’AndrĂ©e. Je te prĂ©sente AndrĂ©e, ma fille adoptive, poursuivit-il. AndrĂ©e, voici Sylvia, une amie.
‒ Tu peux dire qu’on a couchĂ© ensemble, va, ça va pas la choquer. T’as quel âge, AndrĂ©e?
Sylvia commença Ă discuter avec AndrĂ©e, sans poser plus de questions. Thomas Ă©tait soufflĂ©, elle n’avait pas changĂ©e en dix ans. Il profita qu’elles s’Ă©taient assises Ă la table de la cuisine pour s’esquiver et aller prendre une douche, la première depuis plus d’une semaine. Il avait imaginĂ© ce moment depuis qu’il s’Ă©tait rĂ©veillĂ© dans la tour oĂą on le retenait pendant sa garde Ă vue. Mais en se dĂ©shabillant, il Ă©tait déçu d’ĂŞtre trop fatiguĂ© pour pouvoir en profiter. Une fois sous la douche, l’eau brĂ»lait sa cheville en sang. La douleur Ă©tait trop forte pour qu’il apprĂ©ciât l’eau qui rinçait la poussière accumulĂ©e dans ses cheveux, les croĂ»tes qui tombaient les unes après les autres et libĂ©raient sa peau. Une fois sĂ©chĂ©, il trouva des compresses de gaze Ă mettre sur sa plaie. Les compresses rougirent vite mais semblaient contenir l’hĂ©morragie. Il se regarda dans la glace, serviette autour de la taille. MĂŞme s’il avait presque cinquante ans, il n’Ă©tait pas encore vieux. Avant son arrestation, il aurait pu penser pouvoir encore plaire Ă Sylvia. Mais les quelques jours au camps avaient fait fondre ses muscles. Des hĂ©matomes parsemaient ses bras maintenant maigres. Des petits points rouges Ă©taient visibles sur la peau distendue de son torse. Maladie ou allergie Ă la chaux, peut-ĂŞtre. Il aurait fallu aller voir un mĂ©decin. Mais il fallait en trouver un qui acceptât les fugitifs, c’Ă©tait trop risquĂ© pour le moment. Son corps, qu’il avait pris tant de peine Ă modeler ces trente dernières annĂ©es, dont il Ă©tait fier, l’avait abandonnĂ© en une petite semaine. En le regardant, la pensĂ©e mĂŞme d’une activitĂ© sexuelle, avec Sylvia ou une autre, Ă©tait inconcevable.
‒ Alors, il est comment, comme père, Thomas? demanda Sylvia à Andrée en lui versant une tasse de café, dans sa petite cuisine.
‒ C’est pas vraiment mon père, se contenta de rĂ©pondre AndrĂ©e. Elle regarda sa tasse, sur laquelle on pouvait lire “Keep calm and carillon” en majuscules blanches sur fond rouge, qu’elle lut sans comprendre. Elle porta la tasse Ă ses lèvres et souffla sur le cafĂ© chaud.
‒ C’est qui alors? Raconte!
‒ Il m’a recueilli quand j’avais six ans, mais il ne pouvait pas m’adopter parce que mes parents ont disparus. Ils n’ont jamais Ă©tĂ© dĂ©clarĂ©s morts. Peut-ĂŞtre mĂŞme qu’ils sont encore en vie quelque part. AndrĂ©e parlait sans trahir aucune Ă©motion.
‒ Et lĂ , vous ĂŞtes… en vacances tous les deux? demanda Sylvia d’une voix faussement innocente.
‒ On va en Suède, rĂ©pondit AndrĂ©e, d’une voix toujours monocorde. Elle Ă©tait contente d’ĂŞtre dans cet appartement, elle s’y sentait en sĂ©curitĂ© et Sylvia Ă©tait chaleureuse. Elle aurait bien aimĂ© qu’elle devĂ®nt son amie. Elle voulait faire la conversation, discuter, mais elle n’avait jamais appris. Il n’y avait jamais eu beaucoup de visites chez Thomas. AndrĂ©e pensait qu’elle lui faisait honte, que c’Ă©tait pour ça qu’il n’invitait jamais personne. Alors elle parlait peu, mais elle essayait d’Ă©couter du mieux qu’elle pouvait.
‒ En Suède? C’est Ă©patant, ça, reprit Sylvia. Ils disent dans les journaux que c’est devenu un pays très dynamique avec le rĂ©chauffement! Le “miracle scandinave”, ils appellent ça.
‒ Au nord de la Suède, les immigrants peuvent avoir un terrain gratuitement, il paraĂ®t. Thomas veut qu’on construise une ferme.
‒ Et pourquoi vous n’y allez pas en avion, en Suède?
‒ On n’a pas le droit, rĂ©pondit AndrĂ©e. Mes parents Ă©taient musulmans. Alors je n’ai pas la bonne identitĂ©. Et pas de passeport.
‒ Alors vous ĂŞtes venus Ă pied, jusqu’ici?
‒ On est partis Ă vĂ©lo. On a roulĂ© quinze jours jusqu’Ă un lac, pas loin d’ici, oĂą un type nous a dĂ©noncĂ©. Thomas a Ă©tĂ© mis dans un camp et moi j’Ă©tais prisonnière d’un autre type. Ce matin, on a rĂ©ussi Ă s’enfuir.
Sylvia ne continua pas la conversation. Elle luttait contre sa propre curiositĂ© mais elle savait qu’elle les protĂ©geait en sachant le moins possible. Elle avait perdu son sourire bienveillant, mais AndrĂ©e ne le vit pas, elle regardait toujours sa tasse. A cet instant, Thomas sortit de la douche, et demanda s’il pouvait Ă tout hasard emprunter des vĂŞtements propres. Pendant qu’AndrĂ©e prenait son tour Ă la salle de bains, Sylvia ramena un vieux pantalon de toile et un T-shirt jaune vif.
‒ Je suis dĂ©solĂ© de dĂ©barquer chez toi Ă l’improviste, dit Thomas lorsqu’elle se rassit Ă la table de la cuisine, on te fait courir un vrai danger en Ă©tant ici. On ne va pas traĂ®ner.
‒ Tu rigoles, c’est un plaisir de t’aider. Vous pouvez rester dormir ce soir si vous voulez!
Thomas reprit: ‒ J’ai encore un service Ă te demander. Pour payer la traversĂ©e de la mer Baltique, il faut que j’aille rĂ©cupĂ©rer de l’argent chez un hawaladar…
‒ Un quoi?
‒ Un hawaladar, c’est un type qui fait la hawala. C’est une manière de faire circuler de l’argent sans passer par les banques. En partant, j’ai vendu tout ce que j’avais pour payer le voyage. Je n’allais Ă©videmment pas partir avec tout l’argent sur moi, et en Ă©tant fugitif, je ne pouvais pas utiliser les banques. J’ai tout donnĂ© Ă un hawaladar et indiquĂ© combien je devais retirer dans chaque ville oĂą nous nous sommes arrĂŞtĂ©s. Il m’a donnĂ© la liste des personnes chez qui aller pour rĂ©cupĂ©rer l’argent, moins une commission Ă©videmment. Comme quoi, ils peuvent mettre tous les arabes dans des camps mais ils seront incapables d’incarcĂ©rer leurs idĂ©es!
‒ Et il est oĂą, ton ‘awaladdin?
‒ Pas loin d’ici. Mais j’ai peur qu’une camĂ©ra me reconnaisse et que les flics me reprennent si j’y vais. Tu pourrais y aller Ă ma place? C’est lĂ , et il faudra donner ce mot de passe. Thomas Ă©crivit l’adresse sur un papier posĂ© sur la table.
‒ Tu rigoles? s’exclama Sylvia lorsqu’elle le lut. Ce type est procureur, il ne peut pas faire partie de ton rĂ©seau de trafiquants, ce n’est pas possible!
‒ Et pourtant… Thomas la regarda en ayant l’air faussement dĂ©solĂ©. Il souriait car il savait bien que Sylvia n’Ă©tait pas surprise, juste vexĂ©e de ne pas avoir suspectĂ© ce type d’ĂŞtre autre chose qu’un parangon de droiture et de respect des convenances.
‒ D’accord, je vais y aller. Mais avec cette fumĂ©e dehors, je ne suis pas sĂ»r que les Uber fonctionnent. C’est la deuxième fois cette annĂ©e qu’on se paye un incendie pareil, c’est vraiment pĂ©nible. Il reste plus qu’on se tape une coupure d’eau par dessus et ça sera vraiment la totale!
Thomas l’Ă©coutait se plaindre. Il avait envie de lui parler des milliers de personnes qui Ă©tait en train de crever de soif Ă quelques kilomètres de lĂ , des milliers d’autres qui fuyaient l’incendie et qu’on Ă©tait en train de parquer en bordure de la ville, juste suffisamment loin pour qu’elle n’ait pas Ă les voir. Il voulait lui raconter qu’il avait passĂ© les derniers jours Ă rĂ©colter de l’eau, millilitre par millilitre, et qu’une seule douche chez elle Ă©tait un luxe inimaginable. Mais il se rappelait du discours que lui avait tenu Hicham juste avant leur Ă©vasion nocturne. Il ne voulait pas rĂ©pĂ©ter la scène. Elle ne comprendrait pas, comme lui mĂŞme n’avait pas compris avant de se retrouver fugitif, sur la route, avant de se faire enfermer dans ce camp. Et encore, pensait-il, il Ă©tait privilĂ©giĂ© de connaĂ®tre Sylvia, privilĂ©giĂ© d’avoir pu tisser des contacts dans cette ville, privilĂ©giĂ© d’avoir de l’argent chez le hawaladar. Sans ses privilèges, il serait probablement en train de suffoquer, perdu dans la forĂŞt, avec des centaines d’autres. Avec la femme qui lui avait donnĂ© Ă boire lors de son arrivĂ©e au camp. Qui avait-il aidĂ© lors de sa semaine lĂ -bas? Personne. Il ne pourrait jamais comprendre ce que c’Ă©tait d’ĂŞtre du mauvais cĂ´tĂ©. DĂ©favorisĂ©. RacisĂ©. RejetĂ©. DĂ©shumanisĂ©. Et il n’avait rien fait pour les aider, eux qui souffraient bien plus que lui.
Sylvia s’apprĂŞtait Ă quitter l’appartement pour aller chez le hawaladar. Elle avertit Thomas alors qu’elle enfilait ses chaussures. « Surtout, n’allez pas dans le salon. J’ai mon assistant automatique, lĂ , Alexa de Amazon, qui dĂ©tecte les gens qui se trouvent dans la pièce et retrouvent leurs profils Facebook. Si elle te trouve et que tu es dans un fichier de prisonniers, elle va envoyer une notification Ă la police. Si je la dĂ©branche et que les flics sont dĂ©jĂ en train de vous chercher, ça va les alerter et ils vont certainement dĂ©barquer dans l’appartement. A part ça, faites comme chez vous dans la cuisine! A toute Ă l’heure! » Elle claqua la porte et Thomas l’entendit s’en aller dans l’escalier.
Quand AndrĂ©e sortit de la salle de bain, Thomas dormait sur la table de la cuisine, la tĂŞte au creux de ses bras. Il avait Ă©crit ce que Sylvia venait de lui dire. Il n’avait pas osĂ© entrer dans la salle de bain quand AndrĂ©e Ă©tait sous sa douche, pour ne pas la dĂ©ranger, ou parce qu’il Ă©tait gĂŞnĂ© de risquer de la voir nue. AndrĂ©e essaya de dormir, mais elle ne trouva pas le sommeil. Après tout, elle avait dormi pas loin de douze heures entre le moment oĂą elle s’Ă©tait faite taser et celui oĂą elle s’est rĂ©veillĂ©e dans la voiture du chasseur de primes. L’excitation des dernières heures ne l’avait pas Ă©puisĂ©e, au contraire.
Il n’y avait pas grand chose Ă faire dans cette cuisine. Elle ne voulait pas fouiller les placards pour ne pas rĂ©veiller Thomas. La seule chose Ă feuilleter sur la table Ă©tait une brochure de papier glacĂ©. Sur la couverture, une plaine verdoyante avec, en titre, “Mars, votre prochaine maison”. Les photos dans le livret en papier glacĂ© ressemblaient surtout Ă l’image qu’AndrĂ©e se faisait de la Suède. Peut-ĂŞtre qu’elles avaient Ă©tĂ© prises lĂ -bas, vu que Mars Ă©tait encore pleine de cailloux et certainement pas verdoyante et pleine de petites fermes. Page après page, on apprenait comment l’entreprise Mars Super One allait Ă©tablir une colonie et terraformer la planète. Les premiers vaisseaux de colons partiraient d’ici deux ans, tout au plus, et on pourrait certainement marcher Ă l’air libre sur le sol martien dans le courant de la dĂ©cennie. Les dernières pages expliquaient les avantages offerts par le montage fiscal imaginĂ© par Mars Super One. C’Ă©tait Ă©crit plus petit, sans images de familles de blancs-blonds regardant l’horizon martien. On aurait dit que c’Ă©tait la seule partie sĂ©rieuse de la brochure. AndrĂ©e pensa que c’Ă©tait typiquement le genre de projets que Thomas mĂ©prisait. Il disait que ces promoteurs de l’espace abusaient de la confiance de riches idiots pour augmenter leurs richesses sur Terre et qu’ils n’enverraient jamais personne sur Mars. Mais AndrĂ©e rĂŞvait de Mars, elle aussi. Elle savait que le climat allait continuer Ă se rĂ©chauffer et que la Suède n’allait pas rester un paradis agricole très longtemps. Elle aussi, quand elle serait riche, elle prendrait des billets pour Ă©migrer sur une autre planète. D’ici quelques annĂ©es, les prix auraient baissĂ©s et la colonisation aurait bien commencĂ©. C’est ce qu’elle espĂ©rait, au moins.
AndrĂ©e entamait sa quatrième lecture de la brochure quand Sylvia revint. Le claquement de la porte rĂ©veilla aussitĂ´t Thomas, qui fit une grimace de douleur en sentant sa cheville. « Je vais te donner mes antidouleurs opiacĂ©s. De toutes façons, ça serait bien que je rĂ©duise mes doses », dit Sylvia en mettant sa main sur l’Ă©paule de Thomas. Elle sortit de son sac Ă main une liasse de billets. « Et voilĂ le travail! J’ai vu pas mal de militaires dans la rue. Je ne pense pas qu’ils vous cherchent, mais il vaudrait mieux que vous partiez rapidement. J’ai remontĂ© deux vĂ©los que j’avais Ă la cave. Avec ça, vous serez sur la cĂ´te en moins de deux jours. »
‒ Merci, rĂ©pondit Thomas. Tu nous sauves une deuxième fois aujourd’hui. Est-ce que tu as un appareil connectĂ© Ă internet, que l’on puisse regarder la route Ă prendre pour sortir de la ville? Avec cette fumĂ©e, on ne pourra pas s’aider du soleil pour s’orienter.
‒ Mince, je n’ai pas pensĂ© Ă renouveler mon internet! Tu sais, il faut aller faire refaire son permis tous les mois maintenant, sans quoi ils te coupent l’accès. C’est un peu pĂ©nible, mais je l’utilise tellement peu souvent que je ne m’en Ă©tais pas aperçu. Je te proposerai bien d’utiliser mon compte Facebook pour chercher ton itinĂ©raire, mais j’ai un peu peur que ça dĂ©clenche une alerte si Facebook se rend compte d’un changement brusque dans mes habitudes de navigation. Tu sais, en gĂ©nĂ©ral je ne cherche que des choses liĂ©es Ă mon boulot.
‒ Je comprends, répondit Thomas, on fera sans.
‒ Mais j’ai une vieille carte de la rĂ©gion! Je vais vous la chercher et vous marquer oĂą sont les ponts qui ne sont plus praticables. Depuis que tu es venu la dernière fois, il y en a pas mal qui se sont effritĂ©s au point de ne plus tenir debout!
Syvlia descendit avec Thomas et AndrĂ©e pour leur donner leurs vĂ©los. Elle avait aussi retrouvĂ© deux sacs de couchages et des vieux sacs Ă dos qu’elle avait rempli de nourriture. Thomas n’osa pas lui dire qu’ils ne pourraient pas cuisiner sur la route et que la moitiĂ© de ce qu’elle donnait serait jetĂ©. La dernière chose que lui dit Sylvia fut, presque murmurĂ© Ă l’oreille « Bonne chance, et essaye de ne pas mourir trop vite. Je viendrai te voir Ă Stockholm. » Thomas pris ça comme de la sĂ©duction. Il se sentait fier, tout en ayant conscience que Sylvia avait sans doute dit ça par politesse. Ou pour lui donner du courage.
7.
Ils avaient bien roulĂ©s depuis leur dĂ©part de chez Sylvia. Ses indications sur l’Ă©tat des routes Ă la sortie de la ville avaient Ă©tĂ© prĂ©cieuses. La plupart des canaux avaient beau ĂŞtre Ă sec, il fallait encore des ponts pour les traverser et la plupart Ă©taient trop dĂ©labrĂ©s pour ĂŞtre empruntĂ©s, mĂŞme Ă vĂ©lo. Officiellement, leur mise hors-service Ă©tait provisoire, le temps d’effectuer des rĂ©parations. Parfois, l’armĂ©e avait posĂ© des ponts mĂ©talliques en remplacement. Mais partout, la vie s’Ă©tait rĂ©organisĂ©e sans attendre le dĂ©but de travaux de rĂ©novation que chacun savait peu probables. Les gens du coin construisaient des structures en bois, des ponts de fortune, ou mettaient en place des systèmes de poulies actionnĂ©es par des gĂ©nĂ©rateurs alimentĂ©s au diesel frelatĂ© qu’ils fabriquaient en forĂŞt, comme AndrĂ©e l’avait racontĂ© Ă Thomas. Il fallait payer un pĂ©age pour traverser mais au moins personne, sur ces routes secondaires, ne contrĂ´lait l’identitĂ© des voyageurs. Thomas et AndrĂ©e ne devaient pas ĂŞtre les seuls Ă ne pas pouvoir emprunter l’autoroute qui reliait encore la ville Ă la cĂ´te.
Peu après la sortie de la ville, Thomas s’Ă©tait attachĂ© le pied gauche Ă la pĂ©dale de son vĂ©lo Ă l’aide d’une grosse ficelle. Sa cheville droite saignait encore et le faisait trop souffrir Ă chaque mouvement du pĂ©dalier pour pouvoir avancer Ă bon rythme. Le pied gauche ainsi accrochĂ©, il concentrait l’effort sur une seule jambe et pouvait presque laisser sa cheville endolorie se reposer. Le montage n’avait rien d’idĂ©al, mais ils avaient pu rouler plus d’une centaine de kilomètre depuis la veille. Si tout allait bien, ils seraient le soir mĂŞme sur la cĂ´te et en Suède le lendemain.
C’était seulement quinze jours plus tĂ´t que Thomas s’était dĂ©cidĂ© Ă se mettre en route et tenter l’aventure en Suède. AndrĂ©e ne parlait que de ça depuis que certaines personnes du quartier oĂą ils habitaient Ă©taient parties, un an plus tĂ´t. Mais c’était la mise en place des tickets de rationnement qui l’avait convaincu. AndrĂ©e n’avait aucune existence officielle. Thomas l’avait faite soigner sous un faux nom et l’avait retirĂ©e de l’hĂ´pital discrètement dès que son Ă©tait Ă©tait redevenu stationnaire. Depuis, elle s’était choisi le prĂ©nom d’AndrĂ©e et vivait comme elle le pouvait, en marge. A l’école, la vie sans compte Facebook, qui nĂ©cessitait une identitĂ© lĂ©gale, limitait ses interactions avec ses camarades. Dans l’école du quartier, les enseignants Ă©taient comprĂ©hensifs mais les Ă©lèves, beaucoup moins.
Avec le rationnement, les choses c’étaient compliquĂ©es. Sans existence lĂ©gale, pas de nourriture. Et si Khadija refaisait surface, elle aurait immĂ©diatement Ă©tĂ© envoyĂ©e dans un camp pour Musulmans, comme sans doute ses parents avant elle. Thomas avait commencĂ© par acheter des vivres au marchĂ© noir, comme tout le monde, mais ses revenus ne lui auraient jamais permis de maintenir leur train de vie, eux qui ne roulaient dĂ©jĂ pas sur l’or. Il avait donc dĂ©cidĂ©, il y a moins d’un mois, de brader tout ce qu’il possĂ©dait pour rĂ©cupĂ©rer la somme d’argent liquide nĂ©cessaire Ă payer les passeurs qui les amèneraient bientĂ´t en Suède. Cet argent, il le sentait Ă chaque coup de pĂ©dale, cousu dans une poche cachĂ©e Ă l’intĂ©rieur de son pantalon.
La fumĂ©e de l’incendie s’Ă©tait dissipĂ©e avec les kilomètres et le vent. La chaleur sèche des derniers jours avait de nouveau cĂ©dĂ©e la place Ă la moiteur et au ciel blanc. Thomas transpirait abondamment Ă chaque pause qu’ils s’accordaient. Heureusement, l’envie d’arriver le plus rapidement possible sur la cĂ´te leur donnait assez d’Ă©nergie pour les faire rares et courtes. Il enviait AndrĂ©e qui ne transpirait pas, peut-ĂŞtre parce que ses glandes sudoripares avaient brĂ»lĂ©es avec sa peau, il y a dix ans.
La mer se rapprochait. Thomas se rappelait l’odeur de l’air marin, mais il ne le sentait pas. Il voyait la mer se rapprocher au nombre d’arbres morts autour des chemins qu’ils empruntaient. Les forĂŞts de pins et de bouleaux, mĂŞme sèches, mĂŞme rasĂ©es pour faire du charbon de bois, valaient mieux que le spectacle qui s’offrait Ă eux. Les inondations d’eau salĂ©e venue de la mer ces dernières annĂ©es avaient blanchi les arbres. Il n’en restait que des grands troncs blancs, Ă©lancĂ©s et livides. Sur leurs branches nues, les corbeaux, pas les mouettes, annonçaient aux voyageurs que la mer Ă©tait proche. Thomas trouvait cela lugubre. Il enviait presque AndrĂ©e de n’avoir jamais Ă©tĂ© au bord de l’ocĂ©an. Elle ne savait pas Ă quel point la mer avait Ă©tĂ© belle, avant que l’eau ne retransforme ces terres en marĂ©cages. Elle Ă©tait excitĂ©e Ă l’idĂ©e de prendre le bateau, de naviguer avec des passeurs et, surtout, d’arriver en Suède.
En fin d’après-mid, alors qu’ils roulaient sur un chemin de campagne, plein nord, ils entendirent deux motos pĂ©tarader derrière eux. Trop tard pour se cacher. Ils continuèrent en espĂ©rant que ce n’Ă©tait pas pour eux, que les motards n’étaient lĂ que par coĂŻncidence. Mais sitĂ´t que les deux motos tout-terrain les eurent dĂ©passĂ©s, elles ralentirent, firent demi-tour et s’arrĂŞtèrent, face Ă AndrĂ©e et Thomas. Les motards n’avaient ni casques, ni uniformes, juste des vieux T-shirt noirs, des pantalons larges et des rangers aux pieds. Et des matraques tĂ©lĂ©scopiques Ă la ceinture.
‒ Milice civile, dit l’un des deux. Merci de nous prĂ©senter vos laisser-passer.
‒ Nous n’avons pas besoin de laisser-passer, rĂ©pondit Thomas en essayant d’ĂŞtre crĂ©dible en jouant le touriste offensĂ©. Nous sommes en visite chez ma soeur dans un village voisin!
‒ C’est ça, reprit le milicien en mettant pied Ă terre et en posant sa moto sur sa bĂ©quille. Allez, vos papiers.
‒ C’est terriblement fâcheux, nous les avons laissĂ©s Ă la maison. Thomas posa son vĂ©lo en se dĂ©tachant pĂ©niblement le pied gauche de la pĂ©dale. Il marcha vers le milicien en essayant de ne pas boiter en continuant, du ton le plus assurĂ© possible. Les temps sont durs, il faut s’aider mutuellement. Sans doute pouvons nous trouver un arrangement qui satisfera tout le monde?
Le second milicien saisit sa matraque, la dĂ©plia et frappa violemment Thomas au bras droit. Le premier milicien demanda une somme d’argent gigantesque, qui correspondait au prix de deux passages pour la Suède. Les miliciens avaient l’habitude.
‒ Nous n’avons pas tant d’argent sur nous. Pourrions-nous nous accorder sur le quart? rĂ©pondit Thomas en se tenant le bras droit de sa main gauche. Il n’avait pas l’air cassĂ©, c’Ă©tait dĂ©jà ça.
AndrĂ©e regardait la scène les deux mains sur son guidon, elle n’avait pas osĂ© bouger depuis que les motards s’Ă©taient arrĂŞtĂ©s. Elle tenta soudain de fuir en forçant le passage sur le bas-cĂ´tĂ© du chemin. Mais elle n’avait pas eu le temps de donner deux coups de pĂ©dale que le milicien qui ne parlait pas l’avait dĂ©jĂ mise Ă terre, elle et son vĂ©lo. Il la traĂ®na jusqu’Ă Thomas, qu’il fit tomber d’un coup de pied derrière le genou. Une fois les deux Ă terre, il leur arracha les vĂŞtements pendant que son collègue les frappait de sa matraque. AndrĂ©e criait, essayait de mordre, se dĂ©battait. Thomas tentait de reprendre les nĂ©gociations, mais les coups et les hurlements d’AndrĂ©e rendaient l’opĂ©ration impossible.
Ils Ă©taient maintenant nus. Entièrement. Leurs peaux leur faisaient mal des coups de matraque reçus. AndrĂ©e avait cessĂ© de crier. Thomas Ă©prouvait toujours une gĂŞne terrible Ă regarder AndrĂ©e nue. Il fixait le tas de vĂŞtements devant lui. Le milicien le plus loquace sorti un gros briquet de sa poche et dit « Soit vous me dites oĂą est l’argent, soit je brĂ»le tout ça et vous rentrez Ă poil chez votre “soeur”. Alors? »
Thomas voulait pleurer. AndrĂ©e pleurait dĂ©jĂ . Sans dĂ©tourner le regard du tas de vĂŞtements, Thomas indiqua oĂą dans son pantalon Ă©tait cachĂ© l’argent. Le milicien pris tout, compta, puis reparti avec son collègue sur sa moto. D’un coup, Thomas eu froid. C’était la première fois depuis longtemps.
Thomas et AndrĂ©e remontèrent sur leurs vĂ©los. Toujours vers le nord. Ils ne parlaient pas. Ils n’avaient pas mis tout leur argent dans la mĂŞme cachette, bien sĂ»r, mais il ne leur restait presque plus rien. Le peu de liquide qu’ils avaient pourrait Ă peine servir Ă payer une place Ă fond de cale, les plus dangereuses pour la traversĂ©e. Mais ils n’avaient pas d’autre plan que de continuer. Peut-ĂŞtre pourraient-ils trouver Ă travailler d’ici Ă la cĂ´te et gagner de quoi passer en Suède. C’Ă©tait peu probable.
Alors que le jour commençait Ă dĂ©cliner, ils croisèrent une vieille femme Ă bicyclette, traĂ®nant une carriole derrière elle. En les voyant arriver, la femme s’arrĂŞta et leur fit signe de mettre pied Ă terre.
‒ Vous, vous m’avez tout l’air d’aller sur la cĂ´te pour faire le grand voyage! dit elle d’une voix joviale. Depuis des annĂ©es que je roule ma bosse dans ces marais, je les reconnais de loin, moi, les rĂ©fugiĂ©s. Mais avez-vous pensĂ© Ă tout? Avez-vous vos gilets de sauvetage? Votre boussole? Un chargeur pour vos appareils Ă©lectroniques? Des couvertures de survie pour les camĂ©ras thermiques lors de la traversĂ©e de la rĂ©serve?
‒ La réserve? demanda Thomas.
‒ Oh, je vois que vous n’ĂŞtes pas très prĂ©parĂ©s! Enfin, j’espère que vous vous ĂŞtes dĂ©jĂ renseignĂ©s sur les passeurs. Si vous n’en avez pas, je peux vous mettre en contact avec mon cousin, un pĂŞcheur hors du commun. Toutes les nuits, il peut faire passer en toute sĂ©curitĂ©…
‒ Quelle réserve? interrompit à nouveau Thomas.
‒ Ah oui, la rĂ©serve. Et bien figurez vous que l’annĂ©e dernière, le gouvernement a fait raser une bande d’un kilomètre de forĂŞt sur toute la cĂ´te. Le bois Ă©tait dĂ©jĂ mort, ce n’est pas une grande perte. Officiellement, il s’agit d’une rĂ©serve ornithologique, juste avant la nouvelle digue. Mais il n’y a plus que des corbeaux, tu parles d’une rĂ©serve! Non, le gouvernement a fait ça avec des fonds suĂ©dois pour dĂ©tecter tous les migrants qui passent par lĂ avant de rejoindre les passeurs de l’autre cĂ´tĂ© de la digue. L’autre cĂ´tĂ©, on appelle ça la Louisiane, parce que le sol est inondĂ© en permanence. J’ai jamais Ă©tĂ© en Louisiane du temps que c’était encore accessible, mais j’imagine que c’Ă©tait plus sympa que ces troncs morts!
‒ Et comment traverse-t-on cette rĂ©serve? C’Ă©tait AndrĂ©e qui demandait. Thomas semblait perdu dans ses pensĂ©es. Il rĂ©flĂ©chissait.
‒ Eh bien, ma petite demoiselle, c’est très simple. Je peux vous fournir ces superbes couvertures de survie de première qualitĂ©, peintes en noir. Elles bloquent les rayons infrarouges des camĂ©ras thermiques. Avec ça, de nuit, vous passez in-co-gni-to!
‒ Et les détecteurs de mouvement? reprit Andrée.
‒ Bien sĂ»r, il y en a un peu partout, mais les vigiles deviendraient fous s’ils devaient s’y fier. Il y’a tellement de castors et de corbeaux par ici que vous pensez bien qu’ils sont inutilisables! Ne vous inquiĂ©tez pas, avec mes couvertures de survie, ils vous prendront pour un petit lapin sur leurs Ă©crans! Une fois passĂ©e la digue, vous n’aurez plus qu’Ă continuer Ă pied pendant quinze kilomètres et vous atteindrez Stralsund, d’oĂą, j’imagine, vous comptez partir. La ville est surĂ©levĂ©e mais on y entre sans problème. PassĂ©e la rĂ©serve, le gouvernement se lave les mains de ce que vous faites. Enfin, il s’en lave les mains jusqu’aux navires des gardes-cĂ´tes. Pour les contourner, mon cousin est imbattable! Vous devriez vraiment prendre son adresse. Mais bon, c’est vos affaires. Et ces couvertures de survie? Je vous en donne deux?
‒ Une seule, coupa Thomas. Donnez-nous en une seule.
La nuit Ă©tait presque tombĂ©e. Thomas et AndrĂ©e avaient atteint le bord de la fameuse rĂ©serve. Ils restaient quelques dizaines de mètres en retrait, cachĂ©s derrières des arbres morts. La vieille n’avait pas menti. Des panneaux expliquaient l’intĂ©rĂŞt scientifique et Ă©cologique de la prĂ©servation des oiseaux. Ils listaient des espèces d’oiseaux qui avaient disparues de la rĂ©gion il y a plus de dix ans. Ils avaient bien rouillĂ©. Les hypocrites qui avaient eu l’idĂ©e de camoufler leur no man’s land dans un parc naturel n’avaient pas poussĂ© le vice jusqu’Ă prĂ©voir l’entretien des installations touristiques.
En attendant qu’il fasse suffisamment sombre, Thomas avait exposĂ© son plan Ă AndrĂ©e. Elle n’avait pas pleurĂ©, elle ne pleurait que de rage. Mais elle Ă©tait triste. Elle aurait voulu une embrassade et un partage de sentiments, ne serait-ce que pour le remercier de l’avoir recueillie. A la place, elle rĂ©pĂ©tait mĂ©thodiquement le nom et l’adresse du passeur que Thomas lui avait donnĂ© Ă mĂ©moriser.
Avant que la lune ne se lève, ils se mirent en marche, abandonnant les vĂ©los près du chemin, au cas oĂą quelqu’un en ait besoin. AndrĂ©e marchait devant, sa couverture de survie Ă la main. Thomas suivait, en laissant l’Ă©cart entre eux se creuser petit Ă petit. Sortie du bois, AndrĂ©e dĂ©plia sa couverture de survie et s’en couvrit le plus complètement possible. Elle marchait courbĂ©e, les mains occupĂ©es Ă maintenir la couverture serrĂ©e contre elle, Ă faire en sorte qu’aucune partie de son corps ne dĂ©passât. La couverture faisait un boucan Ă©pouvantable, mais le vent qui soufflait le long de la bande de terre nue attĂ©nuait n’importe quel son au delĂ de quelques mètres. Après qu’elle fĂ»t Ă©loignĂ©e d’une cinquantaine de mètres, Thomas s’Ă©lança Ă son tour Ă dĂ©couvert, sans couverture de survie. Il prit une direction oblique Ă celle d’AndrĂ©e. La boue et les herbes hautes rendaient sa progression difficile. Lui boitant et elle marchant au pas de course, elle Ă©tait dĂ©jĂ Ă plus de deux cent mètres quand les phares du pick-up apparurent au loin, fonçant droit sur Thomas. Il continua Ă marcher dans la lumière des phares, semblant ignorer le vĂ©hicule qui se rapprochait. Il ne vit pas les deux hommes en chemisette Securitas sortir du vĂ©hicule avec leur tasers. Il entendit juste le bruit avant de sentir la dĂ©charge dans son dos. En tombant, il regarda au loin et cru voir une minuscule silhouette noire en train d’escalader la digue qui menait en Louisiane et, de lĂ , Ă Stralsund et en Suède.
8.
Le jour s’Ă©tait levĂ©. Thomas le voyait Ă travers le sac noir qu’on avait mis sur sa tĂŞte. Il Ă©tait dans un camion, ou dans un pick-up. Ca secouait beaucoup, il avait du mal Ă rester assis correctement. Cette fois-ci, on ne l’emmenait sans doute pas dans un camp. On ne donnait pas de seconde chance aux Ă©vadĂ©s.
Il avait pourtant moins peur que lors de sa première arrestation. Il pensait Ă Khadija et il Ă©tait soulagĂ©, paisible. A l’heure qu’il Ă©tait, elle devait ĂŞtre en train de s’embarquer pour la Suède. Peut-ĂŞtre mĂŞme Ă©tait-elle dĂ©jĂ arrivĂ©e. Ou bien morte noyĂ©e. Ou prise par les gardes-cĂ´tes. Ou esclave d’un passeur de Stralsund. Il ne savait pas et il ne le saurait jamais. Il Ă©tait soulagĂ© d’avoir fait tout ce qu’il pouvait pour donner Ă Khadija ce que lui avait eu et qu’elle n’aurait pas. Une famille, une Ă©ducation, la volontĂ© et le pouvoir de dĂ©cider elle-mĂŞme de sa vie. Il se demandait pourquoi il avait fait tout ça. Pourquoi il n’avait pas dit, en arrivant Ă l’hĂ´pital, « voici Khadija Benboulaoui, je ne suis pas son père! » Peut-ĂŞtre Ă©tait-ce par devoir envers Pierre et Samira, ses connaissances mĂŞme pas amis qui lui avaient confiĂ© leur fille. Peut-ĂŞtre Ă©tait-il leur dernier choix, peut-ĂŞtre leurs vrais amis Ă©taient-ils injoignables ce soir lĂ , dix ans plus tĂ´t. Il ne le saurait pas non plus. Savoir ne changerait rien, maintenant, et n’aurait rien changĂ© aux choix qu’il avait fait jusque lĂ . Peut-ĂŞtre Ă©tait-ce simplement la culpabilitĂ© qui l’avait guidĂ©. En se sacrifiant pour Khadija, peut-ĂŞtre voulait-il rĂ©pĂ©ter l’action de Pierre et Samira et laver les privilèges qui le torturaient et qu’il n’avait, jusqu’Ă maintenant, jamais eu le courage d’abandonner.
Il n’aurait jamais la rĂ©ponse Ă ces questions et ça n’avait aucune importance. Sa cheville brĂ»lait maintenant, elle Ă©tait sans doute infectĂ©e. Le camion ralentit et il sourit en se disant que ce voyage aurait pu se finir plus mal.