Les clés pour comprendre
Un soir de mai dernier, mon ami Gaylord Vermouth1 m’a reprochĂ© de dĂ©noncer les travers du systĂšme politique sans donner « les clĂ©s pour comprendre ». Il faudrait, m’a-t-il rĂ©pĂ©tĂ©, que j’explique ce qui Ă©tait bien et moins bien dans les programmes des candidats. Je n’ai malheureusement ni le temps ni les compĂ©tences pour faire ce travail,2 mon cher Gaylord, mais je vais te donner trois clĂ©s avec lesquelles tu pourras juger tous les programmes de tous les candidats, pour les Ă©lections Ă venir et mĂȘme pour les suivantes. C’est du lourd, c’est puissant, fais en bon usage.
Mon cher Gaylord,
A trente ans passĂ©s, nous sommes tous les deux jeunes, mais pas tant que ça. Il nous reste une quarantaine d’annĂ©es Ă user nos pantalons sur les chaises des bistrots, un peu plus si tu comptes celles oĂč nous les userons dans la cafĂšt’ de la maison de vieux oĂč nos rejetons nous feront enfermer, un peu moins si tu continues Ă fumer. Pour comprendre comment les politiques publiques peuvent Ă©voluer dans ce temps qu’il nous reste, il faut cerner les grands courants sociaux et environnementaux dans lesquelles ces politiques vont devoir naviguer. Ce sont les trois clĂ©s. Mais avant, laisse moi te dire que tu peux tranquillement ignorer la majeure partie des propositions des candidats, car elles concernent des problĂšmes qui n’existent pas, ou en tout cas pas dans la forme qu’on leur donne.
Les crises dont on entend parler Ă la tĂ©lĂ©, dans les journaux ou sur notre fil d’actualitĂ© Facebook engluent le discours public mais tu peux les laisser couler. Elles passeront comme des rhumes, en une semaine sans traitement et sept jours sans. Elles passeront car elles sont soit montĂ©es en Ă©pingles Ă partir de pas grand chose, soit carrĂ©ment inventĂ©es, soit elles sont devenues normales et ne sont plus des crises mais un Ă©tat de fait.
Les crises montées en épingle.
A partir de pas grand chose, certaines personnes ou certains groupes peuvent crĂ©er un problĂšme de sociĂ©tĂ©. Prends l’exemple de la bien mal nommĂ©e « crise des migrants ». Une guerre civile pousse des hommes et des femmes Ă chercher refuge dans les pays voisins et certains viennent jusque chez nous. Si cela te rappelle la guerre en Yougoslavie qui a bercĂ© notre enfance, c’est normal, c’est exactement la mĂȘme chose. Sauf que cette fois-ci, les rĂ©fugiĂ©s ne sont plus des humains que nous avons le devoir d’aider, mais un flot sans prĂ©cĂ©dent de terroristes potentiels qui mugissent jusque dans nos bras Ă©gorger nos fils et nos compagnes. Alors que c’est complĂštement faux. Ce n’est ni un flot, ni sans prĂ©cĂ©dent, et l’impact de ces hommes et ces femmes sur notre quotidien est trĂšs faible.3
On peut dire la mĂȘme chose de la « menace terroriste ». Sans nier la violence des massacres de Berlin, Paris ou Manchester, sans nier la dĂ©termination de ceux qui tuent et la nouveautĂ© de leurs modes opĂ©ratoires, tu peux les comparer avec les attentats que l’on a vĂ©cus Ă Paris en 1995 ou Ă ceux des groupuscules armĂ©s par les soviĂ©tiques dans les annĂ©es 1970. Il y avait bien plus d’attentats Ă l’Ă©poque et ils ont tuĂ© beaucoup de monde4 et, il y a 40 ans comme aujourd’hui, tu as infiniment plus de chances de te faire aplatir par un 30 tonnes en allant au bureau Ă vĂ©lo que de te retrouver nez-Ă -nez avec un lecteur un peu trop zĂ©lĂ© de Dabiq, le magazine de l’Etat Islamique.
Je n’ai pris que deux exemples, mais tu peux en trouver d’autres sans trop de problĂšmes, comme les dĂ©localisations, la baisse du niveau Ă l’Ă©cole, les mendiants Roms… En dĂ©crĂ©tant que ces phĂ©nomĂšnes, qui devraient ĂȘtre traitĂ©s calmement par les institutions dont c’est le boulot, sont des crises existentielles, on est certain de crĂ©er de nouveaux problĂšmes. Un peu comme si tu mettais les 500 ouvriers d’un chantier naval sur la rĂ©paration de ton vĂ©lo: ça ne fonctionnera pas, mais tu auras une situation intĂ©ressante Ă gĂ©rer.
Les crises inventées.
D’autres « crises » sont carrĂ©ment inventĂ©es, et inventĂ©es pour dĂ©stabiliser. Quoi de plus difficile pour une administration que de lutter contre un phĂ©nomĂšne qui n’existe pas? La crise de l’insĂ©curitĂ©, par exemple, est une pure fiction. Elle a Ă©tĂ© inventĂ©e par des prĂ©tendants au pouvoir afin de crĂ©er un adversaire que le gouvernement en place ne pourrait pas combattre5. Ăvidemment, une fois au pouvoir, on ne peut pas soi-mĂȘme lutter contre cet adversaire fantĂŽme, ce que d’autres prĂ©tendants au pouvoir auront tĂŽt fait de remarquer. Nicolas Sarkozy pourrait en tĂ©moigner, vu qu’il s’est fait sortir en 2012 en partie pour n’avoir pas rĂ©solu le problĂšme d’insĂ©curitĂ© qu’il avait fabriquĂ© dix ans plus tĂŽt pour arriver au pouvoir.
Combattre une crise imaginaire, c’est comme de vouloir tuer un homme invisible avec une machette dans une rame de mĂ©tro bondĂ©e. Ăa fait des dĂ©gĂąts. Regarde la guerre contre la drogue. Elle fut inventĂ©e par Nixon dans les annĂ©es 1960 pour criminaliser ses adversaires, les Noirs et les hippies anti-guerre (c’est pas moi qui le dit, c’est le type qui l’a fait).6 Cette crise n’a Ă©videmment pas Ă©tĂ© rĂ©solue, mais en cherchant Ă la rĂ©sorber, les politiques ont créé plein de nouveaux problĂšmes, comme l’Ă©tat de guerre au nord du Mexique ou le renouveau de l’esclavage en Louisiane.7
Les crises intégrées à la normalité.
Les troisiĂšmes crises dont tu peux te passer, ce sont celles qui ne sont que les symptĂŽmes de mutations plus profondes. La crise du logement, par exemple, n’est que l’illustration de l’augmentation des inĂ©galitĂ©s de patrimoine. Le problĂšme n’est pas que les loyers sont trop Ă©levĂ©s, mais que, d’une part, nous sommes poussĂ©s vers quelques villes de plus en plus gigantesques oĂč s’empile la richesse et que, d’autre part, cette richesse n’est disponible que pour quelques uns, les autres Ă©tant priĂ©s de s’entasser lĂ oĂč il peuvent.
La crise de l’emploi, elle, dure depuis le dĂ©but des annĂ©es 1970 ; il serait temps d’accepter que les mĂ©canismes institutionnels sont tels que le chĂŽmage de masse est une certitude, pas une anomalie, et certainement pas un problĂšme que l’on peut rĂ©soudre avec une nouvelle loi ou avec une start-up d’Ă©tat.8
La meilleure chose Ă faire, quand tu entends parler ces fausses crises, c’est de changer de chaĂźne. Plus on te rĂ©pĂšte qu’une crise existe, plus ton cerveau va l’accepter comme un fait. La coupable, c’est l’heuristique de disponibilitĂ©, un phĂ©nomĂšne bien documentĂ© en psychologie. Nos cerveaux, ces grosses feignasses, associent la premiĂšre chose qu’ils trouvent dans leurs archives pour illustrer ce qu’ils voient. Si tu as regardĂ© vingt-cinq reportages oĂč l’on parle de rĂ©fugiĂ©s Syriens en mĂȘme temps que des viols de Cologne, ta cervelle va avoir plein d’associations Syriens/violeurs disponibles. Tu as beau savoir que la relation entre les deux est fausse ; plus tu exposes ton cerveau Ă ce mensonge, plus l’effort nĂ©cessaire pour le contredire, mĂȘme intĂ©rieurement, sera grand. C’est la raison pour laquelle des gens qui partageaient des idĂ©es humanistes il y a vingt ans peuvent te sortir sans sourciller que les Roms quand mĂȘme ils volent beaucoup, qu’on ne peut pas accueillir toute la misĂšre du monde et que ces femmes voilĂ©es, hein, finalement elles n’ont que ce qu’elles cherchent Ă force de ne pas vouloir s’intĂ©grer. Si une crise n’existe pas, il faut activement l’ignorer si on ne veut pas devenir convaincu de son existence, mĂȘme contre son grĂ©.
Ces crises qui n’existent pas, rien ne sert de les chercher dans les programmes des candidats au pouvoir ; ce serait comme de demander Ă une mĂ©decin comment elle compte traiter un hypocondriaque. Surtout, un programme politique n’est pas une liste de courses. Personne ne peut prĂ©dire le contexte dans lequel un mandat se dĂ©roulera. PlutĂŽt que la succession de propositions que les prĂ©tendants au pouvoir impriment sur papier glacĂ©, il faut comparer leur vision et leur idĂ©ologie. C’est elle qui dĂ©terminera comment ils rĂ©agiront face Ă l’imprĂ©vu, notamment les alĂ©as de la politique Ă©trangĂšre, dont je ne parle pas ici. Surtout, c’est cette vision qui guidera le travail du personnel administratif qui, lui, Ă la diffĂ©rence du lĂ©gislateur, aura un impact direct sur ta vie. Les agents de l’Ă©tat que tu croiseras, du flic qui te contrĂŽle Ă l’instituteur de tes enfants jusqu’au juge de ton divorce et Ă l’inspecteur de ta maison de retraite, n’auront comme aujourd’hui qu’une maĂźtrise approximative de la loi.9 Partout, l’arbitraire rĂšgne. C’est parfois bĂ©nin, lorsque l’instituteur dĂ©cide de ne pas appliquer telle ou telle disposition absurde du programme. Ăa l’est parfois moins, lorsque le policier Ă qui tu t’adresses pour porter plainte refuse de l’enregistrer sans raison valable.
Les dĂ©tails de la loi, a fortiori les dĂ©tails d’un programme Ă©lectoral, n’ont pas la mĂȘme importance que la vision et l’idĂ©ologie d’un candidat. Cette vision et cette idĂ©ologie, je te donne trois clĂ©s pour les analyser facilement. Tu as juste Ă prendre ton candidat et Ă te demander comment il ou elle se positionne face Ă ces trois problĂšmes et, plus important encore, comment les agents de l’administration considĂšrent qu’il ou elle se positionne sur ces thĂšmes.
Clé numéro un: Les inégalités de patrimoine
Imagine que tu aies tes trente ans au dĂ©but des annĂ©es 1980. Tu as Ă©tĂ© Ă la fac, tu es cadre moyen, tu gagnes 80 000 francs nets par an, ce qui, Ă l’Ă©poque et Ă Paris, est bien mais pas top. Un appartement de 80 mÂČ intra-muros te coĂ»te dans les 500 000 francs, soit un peu plus de six annĂ©es de salaire.10 Fast-forward aujourd’hui. Tu as Ă©tĂ© Ă la fac, tu as galĂ©rĂ© car ce n’est plus la mĂȘme pour trouver un emploi, tu gagnes 30 000 euros nets par an, ce qui n’est pas si mal. Le mĂȘme appart’ coĂ»te un peu plus cher maintenant, dans les 800 000 euros, soit 26 ans de salaire. C’est bien pour ça que tu es venu Ă Berlin, mais mĂȘme lĂ , un appartement normal coĂ»te plus de dix ans de salaire net.
Pour notre gĂ©nĂ©ration, se constituer un patrimoine est quasiment impossible, Ă moins de ne vivre que pour l’argent. Pour nous, le patrimoine s’hĂ©rite, et tant pis pour ceux dont les parents n’en ont pas. Ce patrimoine peut ĂȘtre investi et rapporter Ă son propriĂ©taire des rentes. A Berlin, un appartement de 300 000 euros peut se louer 1000⏠par mois, soit un rendement net de 3% environ. Au bout de 30 ans, le propriĂ©taire peut s’offrir un second appartement et doubler ses rentes. Avec ces deux loyers, il ne lui faut plus que 15 ans pour s’en acheter un troisiĂšme! A ce rythme, 60 ans aprĂšs son premier achat, il peut s’offrir un appartement toutes les semaines. Thomas Piketty dĂ©crit cette concentration du patrimoine dans son Capital au 21e siĂšcle, mais je pense qu’il sous-estime le rythme auquel les patrimoines vont se concentrer car de nombreux hĂ©ritiers de patrimoines constituĂ©s au 20e siĂšcle ne seront pas capables d’atteindre une rentabilitĂ© supĂ©rieure Ă 0 (ils risquent de dĂ©penser plus qu’ils ne gagnent pour entretenir les biens immobiliers hĂ©ritĂ©s de leurs parents).
L’extrĂȘme concentration des richesses va replonger nos sociĂ©tĂ©s, en France comme en Allemagne, dans un monde que l’on pensait dĂ©passĂ© avec la fin du 19e siĂšcle. Je laisse un personnage de Zola (Sigismond Busch dans L’Argent, chapitre 12) te le dĂ©crire: « La force armĂ©e gardant lâinique accaparement des uns contre la faim enragĂ©e des autres !⊠Des oisifs de toutes sortes, des propriĂ©taires nourris par le loyer, des rentiers entretenus comme des filles par la chance, le luxe et enfin la misĂšre ! » Ăa ne sera pas hyper fun tous les jours.
Pour lutter contre cette mĂ©canique, il faut du courage politique. Regarde quels candidats prĂ©voient une taxe confiscatoire sur les tranches supĂ©rieures des hĂ©ritages et quels candidats prĂ©voient d’augmenter l’impĂŽt sur la fortune vers un taux proche de 100% au delĂ de quelques millions d’euros (il faudrait Ă©videmment associer ces mesures Ă une multiplication par cinquante ou cent des effectifs de la police financiĂšre). Pas la peine de se faire de films, il n’y en a sans doute aucun. Par le passĂ©, seules les destructions causĂ©es par les guerres ou les Ă©pidĂ©mies ont diminuĂ© le patrimoine des plus riches et permis aux autres de rentrer dans la course.
ClĂ© numĂ©ro deux: La transformation de l’Ă©tat et l’avĂšnement du nĂ©ofĂ©odalisme
ParallĂšlement Ă cette mĂ©canique d’accumulation, un changement idĂ©ologique s’est produit: l’avĂšnement de l’hĂ©gĂ©monie nĂ©olibĂ©rale. A la fin des annĂ©es 1940, un groupe d’intellectuels a dĂ©veloppĂ© une philosophie de la sociĂ©tĂ© qui assure que n’importe quel bien ou service peut s’Ă©changer sur un marchĂ©, les agents vendant et achetant rationnellement selon leurs intĂ©rĂȘts du moment. Plus besoin de de syndicats puisque les travailleurs peuvent dĂ©cider ou non de vendre leur travail Ă des entrepreneurs sur le marchĂ© de l’emploi. Plus besoin de juges puisque les agents peuvent choisir les tribunaux d’arbitrage qui permettront au mieux de dĂ©lier leurs diffĂ©rents. Plus besoin de lois, puisque les parties peuvent s’accorder librement sur les normes les plus adĂ©quates pour la rĂ©alisation d’un contrat.
La tragĂ©die de cette idĂ©ologie, c’est d’avoir convaincu Ă la fois les conservateurs et les progressistes. Les conservateurs y ont vu la justification des inĂ©galitĂ©s existantes (si les pauvres gagnent si peu, c’est qu’ils l’ont librement acceptĂ© sur le marchĂ© du travail) et les progressistes y ont vu une possibilitĂ© d’Ă©mancipation (sans intermĂ©diaires, les individus peuvent dĂ©cider librement de leur destin). Avec quelques dĂ©cennies de recul, on sait que les progressistes se sont fait enfler dans les grandes largeurs mais, quand on voit ce que faisaient les syndicats et les partis politiques dans les annĂ©es 1970, on peut comprendre leur erreur.
Un des corollaires du nĂ©olibĂ©ralisme, c’est l’effondrement des institutions. L’hĂŽpital, les universitĂ©s, les syndicats, les tribunaux et toutes les institutions (sauf une, j’y reviens dans un instant!) nĂ©es avec l’Ă©tat moderne entre le 18e et le 20e siĂšcle n’ont rien Ă faire dans un monde nĂ©olibĂ©ral. Puisque les individus peuvent s’entendre sur la meilleure maniĂšre de rĂ©soudre un problĂšme, pas besoin de mĂ©gastructures pour leur forcer la main. Prends l’exemple des retraites. Les travailleurs peuvent choisir d’Ă©conomiser seuls ce dont ils pensent avoir besoin pour leurs vieux jours ; pas besoin que l’Ă©tat leur prĂ©lĂšve d’office une partie de leurs salaires. Ăvidemment, les prĂ©supposĂ©s des nĂ©olibĂ©raux sont totalement faux. Nous autres humains sommes complĂštement incapables de raisonner correctement dĂšs qu’il s’agit d’Ă©valuer les risques de maladie ou de nĂ©gocier contre des personnes supĂ©rieures socialement. C’est ce que les politiciens du 19e siĂšcle avaient compris en mettant en place ces institutions et ce que les recherches en psychologie au 20e siĂšcle ont confirmĂ©. MĂȘme les Ă©conomistes, les vrais, les scientifiques, l’ont pris en compte, et bien peu d’universitaires se font maintenant les chantres d’un nĂ©olibĂ©ralisme dĂ©bridĂ©.
Reste un petit problĂšme. Une fois les grandes institutions bousculĂ©es et humiliĂ©es comme elles l’ont Ă©tĂ© Ă partir des annĂ©es 1980, il leur est difficile de revenir dans le dĂ©bat public. Ces scientifiques, qui se sont aperçus des erreurs de la gĂ©nĂ©ration prĂ©cĂ©dente d’Ă©conomistes, sont bien en peine de retrouver l’oreille du pouvoir, maintenant que leurs bĂątiments tombent en ruine et qu’ils ont perdu tous leurs financements.11 Une fois les institutions balayĂ©es, une fois que la clĂ© de voĂ»te, l’institution suprĂȘme, la Loi, a Ă©tĂ© remplacĂ©e par un marchĂ© des normes que l’on choisi en fonction de ses intĂ©rĂȘts,12 il ne reste plus que les relations entres humains pour Ă©viter l’anarchie. Le gouvernement par la loi est remplacĂ© par le gouvernement par les humains.13 Cette forme de gouvernement, on la connaĂźt bien. C’est celle oĂč tout un chacun a un protecteur au-dessus de lui et des protĂ©gĂ©s au-dessous. C’est, si tu te rappelles tes livres de chĂąteaux-forts, le fĂ©odalisme.
On peut se rassurer en se disant que des sociĂ©tĂ©s aussi complexes que les nĂŽtres, oĂč l’Ă©tat emploi des millions de personnes, ne peuvent se transformer aussi vite et aussi radicalement. Ce serait oublier que c’est exactement ce qui s’est passĂ© Ă l’automne 1989, lorsque les habitants de cinq pays (dont celui oĂč tu vis prĂ©sentement, la RDA) en ont eu assez et ont simplement dit Ă leurs chefs le fond de leur pensĂ©e, provoquant du mĂȘme coup un changement de rĂ©gime. Ce qui est encore plus intĂ©ressant, c’est que les habitants de ces pays avaient dĂ©jĂ exprimĂ© leur dĂ©fiance auparavant. En 1953 en Allemagne de l’Est, en 1956 en Hongrie, en 1968 en TchĂ©quie et en 1980 en Pologne. A chaque fois, les forces de coercition ont remis tout le monde au pas. Ce n’est pas un hasard si les seules institutions protĂ©gĂ©es du marasme nĂ©olibĂ©ral sont l’armĂ©e et la police.14
Si ces changements de rĂ©gime ont eu lieu, et avant eux les tentatives ratĂ©e, c’est que les liens entre le gouvernement, les administrĂ©s et l’administration ont Ă©voluĂ©, passant d’une entente rĂ©glĂ©e par la loi Ă une relation fondĂ©e sur la peur. Peur pour l’administrĂ© de subir le courroux de l’administration, peur pour chaque agent de l’administration de son supĂ©rieur hiĂ©rarchique, peur pour les membres du gouvernement d’un putsch de leurs collĂšgues. Le fĂ©odalisme permet de rĂ©guler ces peurs en s’assurant du soutien d’un ou plusieurs protecteur en Ă©change de sa loyautĂ© et Ă©ventuellement de corvĂ©es ou autres services.
Ce passage d’une sociĂ©tĂ© rĂ©glĂ©e par la loi Ă une sociĂ©tĂ© rĂ©glĂ©e par la peur, on l’observe dĂ©jĂ en France, oĂč la sĂ©paration des pouvoirs, la premiĂšre pierre d’un Ă©tat de droit, a du plomb dans l’aile.15 En Allemagne, la processus est moins avancĂ© mais il est dĂ©jĂ engagĂ©. Ce nĂ©ofĂ©odalisme aura des consĂ©quences trĂšs fortes sur notre quotidien. Sans la loi pour nous protĂ©ger, nous devrons en permanence nous assurer de la protection de personnes adĂ©quates pour rĂ©aliser nos projets. C’est ce que vivent les Russes et les Ukrainiens depuis une vingtaine d’annĂ©es et ça ne donne pas vraiment envie.
Avec cette deuxiĂšme clĂ©, tu peux juger le programme des candidats. Cherche ceux qui souhaite rompre avec l’hĂ©gĂ©monie nĂ©olibĂ©rale, ceux qui veulent redonner aux institutions un vĂ©ritable rĂŽle de contre-pouvoir.
Clé numéro trois: Le changement climatique
La derniĂšre clĂ©, c’est le changement climatique. Je ne parle pas d’environnement au sens large, mĂȘme si la disparition des insectes, la pollution atmosphĂ©rique, le remplacement des poissons par les plastiques dans les ocĂ©ans mĂ©ritent toute leur place au classement des pires rĂ©alisations de l’humanitĂ©. Je ne parle ici que de concentration de gaz Ă effet de serre dans l’atmosphĂšre. Le rĂ©chauffement climatique, on en parle depuis que nous sommes tout petits mais les choses ont bien changĂ© depuis. La premiĂšre grande confĂ©rence internationale sur la rĂ©duction des gaz Ă effet de serre, c’Ă©tait en 1992 et le discours est depuis restĂ© le mĂȘme: Nous allons rĂ©duire les Ă©missions de CO2, remplacer les Ă©nergies fossiles par des Ă©oliennes et des panneaux solaires et au final, mĂȘme si les hivers sont un peu plus courts et les Ă©tĂ©s un peu plus chauds, on devrait s’en tirer. D’ailleurs, n’a-t-on pas commencĂ© le changement Ă©nergĂ©tique en Allemagne? Ne trouve-t-on pas Ă chaque coin de rue des voitures partagĂ©es et Ă©lectriques?
Toutes ces choses lĂ seraient trĂšs bien si nous Ă©tions toujours en 1992. Mais depuis, nous autres humains avons rajoutĂ© dans l’atmosphĂšre plus de CO2 que la gĂ©nĂ©ration de nos parents n’en a Ă©mis entre 1960 et 1992.16 C’est comme si Ă la place du problĂšme dont on parlait quand on Ă©tait petit, on avait deux problĂšmes, et toujours pas le bout d’une solution. Ce qui a changĂ© depuis le temps de notre enfance, c’est le recul dont on dispose pour juger des modĂšles prĂ©dictifs d’Ă©volution du climat. La bonne nouvelle, c’est que les modĂšles sont corrects.17 La mauvaise, c’est que l’agriculture va disparaĂźtre.18
RĂ©duire les Ă©missions de gaz Ă effet de serre avait du sens en 1992. Aujourd’hui, le seul espoir pour Ă©viter de rendre la terre inhabitable aux humains19 serait l’arrĂȘt complet et immĂ©diat des Ă©missions et la mise en place de gigantesques aspirateurs Ă CO2. Ces aspirateurs existent, des start-ups comme Climeworks, Global Thermostat ou Carbon Engineering les dĂ©veloppent.
Il y a peu de chances pour que, d’ici la fin du siĂšcle, le climat permettent aux humains de vivre de l’agriculture comme nous le faisons aujourd’hui. Il faut chercher, dans les programmes des candidats, la vision qu’ils proposent pour s’adapter Ă cette nouvelle donne. Je n’ai encore rien vu sur le sujet.
VoilĂ , mon cher Gaylord, ce que je peux te donner pour le moment. C’est pas grand chose, je sais, mais j’espĂšre que ça te permet d’y voir plus un peu plus clair.
Notes
1. Le nom a été modifié, mais pas tant que ça
2. Certains le font, comme Voxe.org.
3. Sur le caractĂšre faussement sans prĂ©cĂ©dent du nombre de rĂ©fugiĂ©s, je te recommande Europeâs Refugee Crisis Is Not as Big as Youâve Heard, and Not Without Recent Precedent et plus gĂ©nĂ©ralement les articles de Hein de Haas sur le sujet, comme par exemple Myths of migration: Much of what we think we know is wrong. Sur l’absence d’effets concrets des rĂ©fugiĂ©s, par exemple en ce qui concerne leur prĂ©tendu rĂŽle Ă Cologne le 31 dĂ©cembre 2015, je te recommande l’enquĂȘte de De Correspondent Time for the facts. What do we know about Cologne four months later?.
4. Voir par exemple Is terrorism in Europe at a historical high?, oĂč tu verras que le terrorisme tuait beaucoup plus dans les annĂ©es 1980.
5. Tous les indicateurs sĂ©rieux montrent une baisse continue de la violence dans l’espace public ou une stagnation. L’augmentation des dĂ©lits est due quasiment uniquement Ă la plus forte rĂ©pression de l’usage de stupĂ©fiants et des infractions Ă la lĂ©gislation des Ă©trangers. Sur la diminution de la violence sur le trĂšs long terme, tu peux regarder la slide 43 de cette prĂ©sentation: La criminalitĂ© et son Ă©volution: mythes et rĂ©alitĂ© Ă propos de lâhomicide. Pour la stabilitĂ© de la dĂ©linquance, tu peux regarder la derniĂšre enquĂȘte de victimation (on parle de ‘victimation’ quand on demande aux gens s’ils ont Ă©tĂ© victime, c’est beaucoup moins biaisĂ© que les statistiques policiĂšres) en Ile-de-France dans le rapport Victimation et sentiment d’insĂ©curitĂ© (p.43).
6. Tu peux lire sur le sujet Nixon advisor: We created the war on drugs to âcriminalizeâ black people and the anti-war left.
7. Sur le nouveau visage de l’esclavage, ce thread Twitter est Ă©clairant: I thought I understood racism and mass incarceration. But nothing prepared me for what I saw in Baton Rouge, Louisiana.
8. C’est pourtant ce que le gouvernement français essaye de faire avec Bob Emploi et ses autres start-up d’Ă©tat.
9. Sans compter que de nombreuses lois ne sont jamais applicables, faute de dĂ©crets d’application. LĂ©gifrance fait le bilan, tous les six mois, des lois en attente de dĂ©cret ; tu verras que quelques mesures bien mĂ©diatisĂ©es du prĂ©cĂ©dent gouvernement ne seront jamais implĂ©mentĂ©es.
10. J’ai trouvĂ© des donnĂ©es sur les salaires ici, des infos sur les prix de l’immobilier lĂ .
11. Une autre clĂ© pour comprendre ce qui se passe, c’est l’Ă©ffondrement de l’universitĂ©. Comme j’ai dĂ©jĂ Ă©crit dessus dans The Collapse of Academia, je n’y reviens pas.
12. Une illustration rĂ©cente de ce phĂ©nomĂšne, ce sont les courts d’arbitrage qui remplacent les tribunaux dans les accords de libre-Ă©change, comme le CETA.
13. VoilĂ rĂ©sumĂ© en quelques lignes l’excellent livre d’Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres.
14. Il ne faut pas croire que ces institutions se portent bien pour autant. L’armĂ©e et la police sont toutes deux chargĂ©es de missions qu’elles ne peuvent accomplir, que ce soit de lutter contre une insurrection au Sahel pour la premiĂšre ou de rĂ©duire l’introuvable sentiment d’insĂ©curitĂ© pour la seconde. Ce sont malgrĂ© tout les seules institutions dĂ©fendues par les politiciens, souvent au dĂ©triment d’autres, comme l’Ă©cole ou la justice.
15. L’Ă©tat d’urgence a transvasĂ© de nombreuses compĂ©tences judiciaires, comme l’enfermement des personnes, Ă la police, et le nouveau gouvernement a promis de convertir ces mesures en droit commun. Le personnel politique et journalistique a montrĂ© en 2017 son ignorance totale du concept mĂȘme de sĂ©paration des pouvoirs lors de l’affaire Fillon, tu peux lire Ă ce sujet MaĂźtre Eolas: Pour en finir avec la sĂ©paration des pouvoirs.
16. 550 Gigatonnes entre 1960 et 1992 et 700 Gigatonnes entre 1992 et 2016, d’aprĂšs les chiffres de la Banque Mondiale.
17. Un article du Guardian sur le sujet, par exemple: Climate models are even more accurate than you thought
18. Lis par exemple The two epochs of Marcott
19. Tu trouveras ici un joli graphique qui montre la tempĂ©rature maximale Ă laquelle un humain peut survivre Ă un taux d’humiditĂ© donnĂ©. Ces valeurs seront dĂ©passĂ©es dans le Golf Persique dans quelques dĂ©cennies (lire Deadly Heat Is Forecast in Persian Gulf by 2100).
20. Ces infos ne sont pas publiques, c’est un ordre de grandeur Ă partir de ce que j’ai pu trouver sur Crunchbase et Pitchbook.