Caricatures racistes
Le 13 janvier 2016, j’ai publiĂ© un tweet dĂ©nonçant le caractère raciste d’un dessin d’un membre de Charlie Hebdo. Cela a provoquĂ© de violentes rĂ©actions en dĂ©fense de ce dessin. Je suis effondrĂ© d’avoir Ă expliquer pourquoi ce dessin est effectivement raciste et pourquoi c’est un problème.
Le dessin en question est reproduit ci-dessous pour Ă©tayer l’analyse[1].
Pourquoi est-ce raciste ?
Un acte raciste, c’est attribuer un trait de caractère Ă une personne exclusivement Ă partir de son apparence (rĂ©elle ou imaginaire) Ă une communautĂ©. Sur ce dessin, le lecteur doit comprendre qu’Aylan, qui est mort sur une plage de Turquie lorsque ses parents essayaient d’Ă©chapper Ă la guerre civile en Syrie, est un arabe[2]. Les violeurs et agresseurs de Cologne sont considĂ©rĂ©s comme Ă©tant des arabes. Aylan est un arabe, les violeurs sont des arabes, donc Aylan est un violeur. C’est un raisonnement typiquement raciste, un peu comme “il y a des noirs qui dansent bien, puisque tu es noir tu dois savoir bien danser.”
Il y a une subtilitĂ© raciste sous-jacente de plus dans ce dessin. Pour que le message soit compris, le lecteur doit admettre que les personnes que l’on soupçonne d’avoir violĂ© et agressĂ© des femmes Ă Cologne, la nuit de la Saint-Sylvestre, Ă©taient des rĂ©fugiĂ©s Syriens. Or, au 13 janvier, ceci n’Ă©tait avĂ©rĂ© ni par la police, ni par les journalistes[3]. L’idĂ©e que des rĂ©fugiĂ©s arabes ont Ă©tĂ© responsables de ces actes est une construction de l’extrĂŞme-droite europĂ©enne, dont les idĂ©es et intentions racistes sont clairement Ă©tablies. Étant journaliste, l’auteur du dessin savait cela.
Pourquoi ce n’est pas satirique
On pourrait avancer que ce dessin est satirique. Tout au moins, que Charlie Hebdo et ses dessinateurs ont longtemps expliquĂ© que leur travail, en effet, Ă©tait satirique. Puisque l’intention de ce dessin Ă©tait satirique, il ne peut ĂŞtre raciste, vous me suivez ? En fait, l’idĂ©e serait de dĂ©noncer le racisme.
Mais l’argument de l’intention ne tient pas. Que des remarques racistes ne soit pas considĂ©rĂ©es comme racistes par leurs auteurs n’en font pas moins des remarques racistes. L’intention n’a aucun rapport avec l’effet. Quiconque pense que la rĂ©alitĂ© des faits est aussi importante que les idĂ©es, mĂŞme abstraites, qui les ont provoquĂ©s, doit considĂ©rer l’effet comme au moins aussi important que l’intention.
Beaucoup de personnes en Ă©tat d’addiction ne se voient pas comme dĂ©pendantes, cela ne veut pas dire qu’elles ne le sont pas. Cette rĂ©alitĂ© marche aussi pour les racistes.
Ce dessin ne caricature pas les personnes intolĂ©rantes qui confondent arabes et violeurs. Il se moque des arabes, point. Il existe des de techniques qui permettent de rendre la satire Ă©vidente, comme placer un propos raciste dans la bouche d’un personnage Ă©videmment dĂ©testable. Une telle mĂ©thode a Ă©tĂ© largement utilisĂ©e chez Charlie Hebdo, et pas qu’un peu chez Cabu avec son Nouveau Beauf (publiĂ© surtout par Le Canard Enchaine)[4]. Cabu a Ă©tĂ© assassinĂ© lors des attentats du 7 janvier.
La seule façon dont ce dessin pourrait ĂŞtre compris comme satirique serait que son auteur ait une franche rĂ©putation de non-raciste. Et ce n’est pas le cas.
La tendance raciste chez Charlie Hebdo et d’autre caricaturistes politiques français n’est pas nouvelle. En 2005, Philippe Val, qui Ă©tait alors rĂ©dacteur en chef du journal, assimilait arabes et antisĂ©mites[5]. Plus tard, il a dĂ©fendu le colonialisme français, arguant qu’il “avait donnĂ© Ă des Arabes, des Africains, des Indochinois, le goĂ»t de la dĂ©mocratie et de la culture”. Il fut pour cela dĂ©corĂ© d’un “Y’a Bon Award”, rĂ©compense offert par l’association anti-raciste Les Indivisibles (il a depuis quittĂ© Charlie Hebdo)[6]. Durant les 15 dernières annĂ©es, Charlie Hebdo a Ă©tĂ© critiquĂ© pour sa posture raciste, y compris par d’anciens membres[7]. Arguer qu’un dessin ne peut pas ĂŞtre raciste car il a Ă©tĂ© publiĂ© dans un journal qui a Ă©tĂ© anti-raciste rĂ©vèle une profonde ignorance du changement de Charlie Hebdo depuis 2001.
Pourquoi c’est un problème
Publier un dessin raciste ne devrait et ne doit pas dĂ©clencher d’autre rĂ©action que le mĂ©pris, et certainement pas la mort. Si vous lisez cette analyse comme une justification des meurtres du 7 janvier, vous ĂŞtes totalement dans l’erreur.
Que les français dĂ©fendent les dessins racistes de Charlie Hebdo tout en condamnant les propos racistes de DieudonnĂ© n’est pas nouveau non plus. Cela persiste Ă dĂ©montrer que l’Ă©lite française et son système politico-judiciaire considère les sentiments anti-arabes et anti-musulmans comme une norme, alors que d’autres communautĂ©s mĂ©ritent une protection (qu’ils ne reçoivent par ailleurs pas toujours). La preuve la plus flagrante d’un racisme institutionnalisĂ© en France nous a Ă©tĂ© apportĂ©e après les manifestations violentes qui ont eu lieu Ă Ajaccio le 26 dĂ©cembre 2015. Après avoir saccagĂ© une salle de prière musulmane, certains voyous ont dĂ©clarĂ© qu’ils voulaient tuer des douzaines de musulmans[8]. Ils n’ont pas Ă©tĂ© poursuivis. Ă€ l’heure actuelle, au moins un musulman qui a dĂ©clarĂ© Je ne suis pas Charlie est toujours derrière les barreaux pour apologie du terrorisme[9].
D’autres argumenteront qu’en ridiculisant les arabes, le caricaturiste les prend au sĂ©rieux, prouvant du mĂŞme coup son anti-racisme. Pouvoir rire des stĂ©rĂ©otypes est une bonne chose. Partout, on blague sur les stĂ©rĂ©otypes rĂ©gionaux ou nationaux. Que de telles blagues ridiculisent et humilient leur cible, ou pas, est un autre problème. En France, la discrimination des arabes est systĂ©matique[10]. Ils peuvent subir des agressions sexuelles en rentrant chez eux.[11]. Ils peuvent ĂŞtre pris en chasse par la police et laissĂ©s pour morts en toute impunitĂ©.[12]. On ne peut ainsi pas rire des arabes comme on se moque de particularitĂ©s rĂ©gionales d’un breton ou d’un picard. On ne se moque pas des sans-dĂ©fense comme on se moque des puissants.
Qu’un dessin raciste soit dĂ©fendu avec un tel acharnement est uniquement le reflet du sentiment raciste qui s’est rĂ©pandu en France. L’Ă©lite française est morte depuis longtemps. Elle est Ă prĂ©sent en Ă©tat de putrĂ©faction. Les dessins racistes ne sont qu’une des Ă©manations qui se dĂ©gagent de son cadavre, rongĂ© par la vermine rĂ©actionnaire.
Notes
- Cette phrase n’est lĂ que pour rendre cet essai conforme Ă l’article L 122-5 du code de la propriĂ©tĂ© intellectuelle.
- Mon ami Florent Maurin fait remarquer sur Facebook qu’on peut considĂ©rer les personnages du dessins comme des demandeurs d’asile et non comme des arabes. Si c’est le cas, une partie de mon argumentaire ne tient plus.
- Au 12 janvier, la police fédérale listait 32 suspects dont 4 Syriens, selon la WDR. Un article de la ZEIT de la semaine précédente (6 janvier) documente précisément comment les rumeurs autour des évènements du 31 décembre ont été utilisées comme des faits.
- Voir ici ce court article sur Les Beaufs de Cabu.
- Cité dans cet article.
- Cité dans Y’a Bon Awards : la gauche plane sur le palmarès 2015.
- Lisez cet article d’Olivier Cyran: « Charlie Hebdo », pas raciste ? Si vous dites… le.
- Cité par Pascal Boniface sur Twitter.
- La plupart des musulmans emprisonnĂ©s pour avoir exprimĂ© leur soutien aux meutriers du 7 janvier ont Ă©tĂ© condamnĂ©s Ă moins d’un an de prison. Les peines plus longues sont liĂ©es Ă des facteurs agravants (conduite en Ă©tat d’ivresse). Lire l’excellente analyse de Quartier XXI sur le sujet.
- Juste une Ă©tude parmi beaucoup, beaucoup d’autres: Discriminations religieuses Ă l’embauche : une rĂ©alitĂ© par l’Institut Montaigne.
- Lire cet article du Monde.
- C’est ce qu’a montrĂ© le procès des policiers poursuivis pour la mort de “Zyed and Bouna” (ils ont Ă©tĂ© innocentĂ©s). Lire cet article du Monde.