La logique de l'autoritarisme
Les attentats du 13 novembre 2015 ont Ă©tĂ© menĂ©s par un groupe communiquant sans chiffrement après que leur coordinateur a annoncĂ© l’attaque en fĂ©vrier dans un magazine de Daesh[1]. L’organisation de l’attaque n’avait rien d’exceptionnelle. Qu’elle ait pu avoir lieu rĂ©vèle surtout l’incompĂ©tence des services de renseignement.
Après les attentats, la seule chose Ă faire pour le gouvernement Ă©tait d’exiger la dĂ©mission des personnes responsables de ce “naufrage historique”[2] des services de renseignement. Il ne l’a pas fait.
La France, pays autoritaire
Au contraire, le gouvernement français a fait basculer le pays sous un rĂ©gime autoritaire. La privation de libertĂ© d’au moins six militants Ă©cologistes[3] a un nom, celui de prisonniers politiques. Ce n’est pas une exagĂ©ration que d’utiliser ce mot - prisonnier politique ou prisonnier d’opinion - c’est juste la dĂ©finition du concept, celui d’une privation de libertĂ© pour une action politique. La suspension, annoncĂ©e officiellement par le gouvernement, de la Convention des Droits de l’Homme[4] montre sa volontĂ© de ne plus respecter les libertĂ©s fondamentales. Plus grave, le gouvernement souffle sur les braises du nationalisme en organisant un concours lors duquel les citoyens Ă©taient invitĂ©s Ă montrer Ă leurs proches la sincĂ©ritĂ© de leur attachement au drapeau français[5]. C’est la première fois en Europe occidentale depuis 1945 que le gouvernement lui-mĂŞme cherche Ă lĂ©gitimer une politique par le nationalisme.
Le rĂ©sultat - nul - des centaines de perquisitions menĂ©es par la police depuis le 13 novembre montre que le dĂ©ploiement de forces n’Ă©tait pas nĂ©cessaire[6]. Des actes de terrorisme de gravitĂ© Ă©quivalente ont lieu rĂ©gulièrement en Europe: Londres en 2004, Madrid en 2005, Oslo en 2011. Aucun des gouvernements touchĂ©s n’a rĂ©agi en supprimant les libertĂ©s fondamentales. La crise la plus similaire Ă l’hystĂ©rie française de 2015 est l’Automne Allemand de 1977. A cette Ă©poque, un groupe contrĂ´lĂ© depuis l’Ă©tranger, aux revendications politiques extrĂ©mistes, a menĂ© plusieurs opĂ©rations terroristes visant Ă la fois des cibles symboliques et des cibles “civiles”. MalgrĂ© une volontĂ© martiale, les autoritĂ©s de la RFA n’ont Ă aucun moment dĂ©crĂ©tĂ© l’Ă©tat d’urgence[7].
Enfin, le gouvernement a annoncĂ© que l’Ă©tat d’urgence pourrait ĂŞtre reconduit au delĂ de 3 mois[8]. C’est lĂ encore une nouveautĂ© dans l’Europe de l’après-guerre. Une telle dĂ©claration n’a rien Ă voir avec l’existence d’une menace. Elle n’est lĂ que pour signifier aux administrĂ©s que des actes de rĂ©sistance pourraient leur coĂ»ter très cher. On peut se permettre de risquer une assignation Ă rĂ©sidence de quelques semaines. Sur plusieurs mois, c’est la destruction assurĂ©e de toute relation professionnelle et personnelle. Les parlementaires sont eux aussi avertis: Le gouvernement fait courir une rumeur comme quoi la carrière des opposants Ă l’Ă©tat d’urgence est d’ores et dĂ©jĂ terminĂ©e[9].
DĂ©ploiement de forces inutile, nationalisme instrumentalisĂ© par le gouvernement, suspension des droits fondamentaux et menaces: ce sont les signes d’un rĂ©gime autoritaire. On peut imaginer que l’Ă©tat de droit revienne rapidement. La logique de l’autoritarisme montre que ce ne sera pas si simple.
Comment en est-on arrivé là ?
Les attentats n’ont jouĂ© qu’un rĂ´le de dĂ©clencheur dans la mise en place de l’autoritarisme. Le gouvernement français aurait tout Ă fait pu se comporter comme le gouvernement norvĂ©gien en 2011 et affirmer son attachement Ă l’Ă©tat de droit et aux droits fondamentaux tout en cherchant Ă comprendre comment l’attentat avait pu se produire.
Le corps politique français utilise les attentats du 13 novembre pour lĂ©gitimer son pouvoir. La stratĂ©gie Ă©conomique du gouvernement n’a pas fonctionnĂ© (le chĂ´mage augmente) et aucune de ses autres actions ne s’est soldĂ©e par une victoire concrète (ses actions militaires Ă l’Ă©tranger et sa politique sociale n’ont pas recueilli d’adhĂ©sion particulière). La dĂ©fense des citoyens contre une menace - quelle qu’en soit la nature - devient naturellement le dernier moyen de lĂ©gitimation disponible.
La stratĂ©gie Ă©conomique du gouvernement n’a pas fonctionnĂ© car le corps politique s’est lui-mĂŞme Ă´tĂ© la possibilitĂ© d’agir sur les leviers Ă©conomiques. L’alliance de nombreux politiciens avec des industriels a fait naĂ®tre des politiques Ă©conomiques dĂ©bilitantes, haĂŻes de la majeure partie de la population. Cette alliance est logique.
Imaginez-vous ministre. Vous avez 65 ans et un train de vie que vous ne pourrez pas entretenir avec votre retraite. Une entreprise pétrolière vous propose un contrat de consulting qui vous fera gagner €200,000 par an pour 5 heures de travail hebdomadaire. Que décidez vous? Allez-vous pousser une législation contraignante sur la pollution? Et même si vous le faites (votre probité vous honore), comment pourrez-vous travailler si vos collègues ou vos chefs ont fait le choix inverse?[10]
Seules des convictions hors du commun permettraient de briser cet Ă©tat de fait et mener des politiques Ă©conomiques adĂ©quates. Seul hic: la stagnation qui dure en Europe depuis six ans est surtout l’expression du retournement dĂ©mographique. Avec une population active qui diminue et une population de pensionnĂ©s qui augmente, le niveau de vie doit nĂ©cessairement baisser, Ă moins d’augmenter la productivitĂ© de manière extraordinaire ou de recourir massivement Ă l’immigration. Naturellement, les politiques publiques depuis les annĂ©es 1980 se sont attellĂ©es Ă tenter la première solution avec des rĂ©sultats dĂ©sastreux. Personne ne s’est fait l’avocat de la seconde.
Conserver ou obtenir le pouvoir lorsque le niveau de vie diminue nĂ©cessite de trouver un bouc Ă©missaire. Les partis rĂ©publicains s’en sont pris Ă l’Europe ou Ă la mondialisation depuis les annĂ©es 1990 sans convaincre personne. Les partis d’extrĂŞme-droite ont choisi les musulmans avec un succès sans cesse grandissant, au point qu’ils ont pris le pouvoir dans certains pays et s’apprĂŞtent Ă le faire dans certaines rĂ©gions de France.
Imaginez-vous maintenant sous-prĂ©fet dans la Somme. Vous avez deux enfants handicapĂ©s et des dettes. Allez-vous lutter de toutes vos forces contre un parti anti-rĂ©publicain qui risque d’arriver au pouvoir? Ou bien allez vous discrètement effacer les traces de votre engagement anti-fasciste pour Ă©viter de vous faire Ă©carter en cas d’une prise du pouvoir par l’extrĂŞme-droite? Depuis plusieurs annĂ©es, des diplĂ´mĂ©s de l’Ă©cole d’administration rejoignent le Front National car ils savent que c’est le parti oĂą il sera le plus facile de faire carrière. Depuis quelques semaines, les organismes financĂ©s par les rĂ©gions oĂą le Front National est le plus fort changent leur discours, de peur de voir leurs financements supprimĂ©s lors de la prise de fonction des nouveaux prĂ©sidents de rĂ©gion.
D’une part, la situation macro-Ă©conomique et la corruption d’une partie de la classe politique a fait de la dĂ©nonciation des musulmans comme responsables de la diminution du niveau de vie la seule politique viable. D’autre part, des groupes politiques très organisĂ©s, au premier rang desquels le Front National, se montrent prĂŞts Ă implĂ©menter cette politique.
La rĂ©action logique des personnes au pouvoir ne peut ĂŞtre autre que d’implĂ©menter ladite politique avant de le perdre, ce pouvoir. Cette implĂ©mentation est le rĂ©gime autoritaire en vigueur depuis le 13 novembre.
L’autoritarisme du gouvernement n’est pas pour autant une politique rĂ©flĂ©chie et planifiĂ©e. Il n’y a pas eu de complot. C’est la suite de dĂ©cisions prises par le prĂ©sident et ses ministres, face Ă un mouvement rĂ©actionnaire très puissant, qui a forcĂ© des Ă©lus PS Ă se convertir en un gouvernement autoritaire. Après plusieurs semaines d’autoritarisme, s’en dĂ©dire reviendrait Ă perdre la face - et le pouvoir.
Pourquoi l’autoritarisme risque de durer
L’histoire du 20e siècle abonde d’exemples oĂą des rĂ©gimes dĂ©mocratiques suspendent les libertĂ©s pour quelques semaines ou quelques mois (notamment en France en 1955 ou en 1961). Des dĂ©rogations plus longues Ă l’Ă©tat de droit ont eu lieu pour certaines parties de la population (les Noirs aux Etats-Unis jusque dans les annĂ©es 1960, les musulmans suspects de terrorisme depuis 2001).
La situation actuelle se distingue de deux manières. D’une part, aucune alternative au gouvernement par la peur n’est proposĂ©e. L’unanimisme de la classe politique et l’acceptation par la majoritĂ© des dĂ©cideurs de l’idĂ©ologie de l’extrĂŞme-droite empĂŞche l’Ă©mergence de politiques nouvelles. La loi sur l’Ă©tat d’urgence l’illustre bien: Aucun parti n’a votĂ© contre.
D’autre part, aucun acteur extĂ©rieur n’est en mesure d’influencer la politique française, comme ce fut le cas lors de la guerre d’AlgĂ©rie. Les pays europĂ©ens sont confrontĂ©s Ă des degrĂ©s divers aux mĂŞmes problèmes dĂ©mographiques et Ă©conomiques que la France. Au contraire, la politique par la peur et la police a Ă©tĂ© adoptĂ©e immĂ©diatement en Belgique. Les succès de l’extrĂŞme-droite en France galvanisent les groupes rĂ©actionnaires dans des pays oĂą ils Ă©taient les plus minoritaires. En Allemagne, et, surtout, en Suède, l’extrĂŞme-droite influence la politique du gouvernement sans pour autant y ĂŞtre reprĂ©sentĂ©e. Le 24 novembre, après que la Suède a arrĂŞtĂ© d’accueillir de nouveaux rĂ©fugiĂ©s, un responsable de l’ONU a Stockholm le disait ainsi: “Le dernier bastion de l’humanisme est tombĂ©”[11].
On fait quoi?
L’installation d’un rĂ©gime autoritaire en France est l’illustration d’une nouvelle pĂ©riode dans le combat qui oppose les Lumières Ă la RĂ©action depuis le 18e siècle[11]. La progression des Lumières depuis 300 ans n’a rien de linĂ©aire. Entre les rĂ©volutions de 1789 et 1848, entre 1848 et 1945, on ne compte pas les pays et les pĂ©riodes oĂą les valeurs humanistes ont disparues.
On peut imaginer que 2015 marque le dĂ©but d’une nouvelle parenthèse rĂ©actionnaire. MĂŞme si c’est peu probable, gardez Ă l’esprit que les normes morales peuvent changer d’un mois, voire d’un jour Ă l’autre. Entre le 22 juin et le 10 juillet 1940 (19 jours), il est devenu normal de s’opposer Ă l’Ă©tat de droit en France. Du 9 au 10 novembre 1989, la censure en RDA est devenue anormale. Un tel changement de norme pourrait tout Ă fait se produire en France si la police dĂ©cidait de sanctionner massivement les actes de rĂ©sistance au rĂ©gime autoritaire[13].
Si une telle Ă©volution se produisait, les idĂ©es des Lumières devraient ĂŞtre conservĂ©es dans des bibliothèques d’opposition et des “universitĂ©s volantes”. Compte-tenu de la facilitĂ© avec laquelle un gouvernement autoritaire peut censurer les services en ligne, il faut aujourd’hui s’assurer que les travaux Ă transmettre Ă la prochaine gĂ©nĂ©ration qui s’opposera Ă la RĂ©action sont disponibles hors-ligne, voire sur support physique, dans des formats ouverts.
Notes
- Sur l’absence de chiffrement dans les communications des terroristes, lire Signs Point to Unencrypted Communications Between Terror Suspects. L’interview d’Abaaoud dans Dabiq est chez Gawker: Paris Massacre Mastermind Bragged About Infiltrating Europe in February Interview.
- Lire Les démons sont éternels chez Abou Djaffar.
- La liste des assignés à résidence connus est compilée par La Quadrature du Net.
- État d’urgence : la France va déroger à la Convention européenne des droits de l’homme. Par ailleurs, le premier Ministre français a publiquement fait part de son intention de ne pas respecter la constitution.
- Voir sur le site du gouvernement: Attentats de Paris : participons tous Ă l’hommage national.
- Lire Ă€ ceux qui diffusent les chiffres de l’Ă©tat d’urgence de Marc Rees pour mieux comprendre la com’ du gouvernement sur l’Ă©tat d’urgence.
- Sur ce sujet, lire Der nicht erklärte Ausnahmezustand.
- Annonce de Bernard Cazeneuve, ministre de l’intĂ©rieur, le 26 novembre 2015.
- Voir le Canard Enchaîné du 25 novembre 2015.
- Gerhard Schröder avec Gazprom, Tony Blair ou Nicolas Sarkozy avec leurs conférences dans des états autoritaires ne sont que les exemples les plus flagrants de cette soumission - humaine - des politiques aux intérêts économiques.
- Lire Sweden slams shut its open-door policy towards refugees.
- On peut Ă©videmment choisir un cadre d’analyse psychologique ou Ă©conomique. Je pense que l’opposition entre Lumière et RĂ©action est assez marquante et rĂ©elle. Dans Billard um halb zehn, Heinrich Böll parle du “Sacrement de l’Agneau” qui s’oppose au “Sacrement du Buffle”. C’est plus poĂ©tique.
- Ce qu’elle a fait au moins une fois le 27 novembre 2015, en frappant Ă la porte de quelqu’un qui n’avait pas mis le bon drapeau Ă sa fenĂŞtre (source).